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-Corinne Morel Darleux 
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-PLUTÔT COULER EN BEAUTÉ QUE FLOTTER SANS GRÂCE 
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-Réflexions sur l’effondrement 
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-© Éditions Libertalia, 2019 
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-« Tous en ce monde sur la crête d’un enfer 
-à contempler les fleurs » 
-Kobayashi Issa (1763-1827) 
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-« Et elle me raconte l’histoire du Beau Voilier chargé d’êtres humains. Des centaines de millions d’êtres humains. 
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-Au départ, il s’agissait d’un long voyage d’exploration. Ces hommes voulaient savoir d’où ils venaient, où ils allaient. Mais ils ont complètement oublié pourquoi ils sont sur ce bateau. Alors, peu à peu, ils ont engraissé, ils sont devenus des passagers exigeants, la vie de la mer et du bateau ne les intéresse plus. Ce qui les intéresse, c’est leur petit confort. Ils ont accepté de devenir médiocres, et lorsqu’ils disent : “C’est la vie”, ils acceptent de se résigner à la veulerie. 
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-Le capitaine s’est résigné, lui aussi, parce qu’il a peur d’indisposer ses passagers en virant de bord pour éviter les récifs inconnus qu’il perçoit du fond de son instinct. La visibilité baisse, le vent augmente, le Beau Voilier continue au même cap. Le capitaine espère qu’un miracle se produira pour calmer la mer et permettre de virer de bord sans déranger personne. 
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-Le soleil est monté jusqu’à la méridienne. Il a passé la méridienne,​ et je n’ai toujours pas bougé. Maintenant, ma mouette dort sur mon genou. Je la connais depuis longtemps. C’est la Goélette blanche, elle vit sur toutes les îles où le soleil est le dieu des hommes. Elle part en mer le matin et regagne toujours son île le soir. Alors, il suffit de la suivre. Et elle est venue m’avertir à plus de sept cents milles aujourd’hui,​ pourtant elle ne s’éloigne pas à plus de trente ou quarante milles d’habitude. Je l’avais cherchée en vain dans l’océan Indien pendant que Marie-Thérèse courait vers les récifs. Et j’avais perdu mon bateau dans la nuit. La vérité, c’est que je dormais l’après-midi dans le confort de ma cabine quand la Goélette blanche voulait me montrer l’île cachée derrière ses récifs. 
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-Alors elle se réveille et me raconte encore le Beau Voilier où bon nombre d’hommes sont restés des marins. Ceux-là ne portent pas de gants, pour mieux sentir la vie des cordages et des voiles, ils marchent pieds nus et conservent le contact avec leur bateau si grand, si beau, si haut, dont les mâts arrivent jusqu’au ciel tout là-haut. Ils parlent peu, observent le temps, lisent dans les étoiles et dans le vol des mouettes, reconnaissent les signes que leur font les dauphins. Et ils savent que leur Beau Voilier court à la catastrophe. 
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-Mais ils n’ont pas accès à la barre ni aux cabillots, tas de va-nu-pieds tenus à longueur de gaffe. On leur dit qu’ils sentent mauvais, on leur dit d’aller se laver. Et plusieurs ont été pendus pour avoir tenté de border les écoutes des voiles d’arrière et choquer celles des voiles d’avant afin de modifier au moins un peu le cap. 
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-Le capitaine attend le miracle, entre le bar et le salon. Il a raison de croire aux miracles… mais il a oublié qu’un miracle ne peut naître que si les hommes le créent eux-mêmes, en y mettant leur propre substance. » 
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-Bernard Moitessier, 
-La Longue Route. 
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-18 mars 1969, sud de l’océan Atlantique. Bernard Moitessier est en mer depuis sept mois. Parti de Plymouth en Angleterre, le marin a franchi les trois caps légendaires de Bonne-Espérance,​ Leeuwin et Horn. Il est sur le point de gagner la toute première course de vitesse en solitaire autour du monde, sans escale et sans assistance extérieure,​ organisée par le Sunday Times. Mais après des jours de conflits intérieurs sur le cap à tracer, il expédie depuis son voilier, à l’aide d’un lance-pierre,​ ce message sur la passerelle d’un pétrolier : « Je continue sans escale vers les îles du Pacifique parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme. » Le navigateur a choisi de ne pas rentrer, de ne pas remporter cette course, mais de poursuivre jusqu’au Pacifique, jusqu’à Papeete. Il dira, pour expliquer son acte : « J’avais envie d’aller là où les choses sont simples. » La lecture de son récit La Longue Route permet de mieux appréhender son choix. Il esquisse une ligne de fuite, qui file d’une critique acerbe de la société de consommation et des saccages que les hommes infligent à la Terre, jusqu’à l’horizon. 
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-« Et jusqu’au Horn, ne pas regarder autre chose que mon bateau […]. Et oublier totalement la Terre, ses villes impitoyables,​ ses foules sans regard et sa soif d’un rythme d’existence dénué de sens. Là-bas… si un marchand pouvait éteindre les étoiles pour que ses panneaux publicitaires se voient mieux dans la nuit, peut-être le ferait-il ! Oublier tout ça. Ne vivre qu’avec la mer et mon bateau, pour la mer et pour mon bateau1. » 
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- Le Club de Rome2 vient d’être créé, il publiera son rapport sur les limites de la croissance trois ans plus tard, en 1972. Et ce n’est certainement pas un hasard si ce refus de parvenir de Moitessier s’accompagne d’une sensibilité aiguë à la beauté de la nature, à sa nécessité même. Son enfance en Indochine, entre terre et mer, ses débuts comme contremaître dans une plantation d’hévéa,​ les mois de navigation passés à épier aiguille de pression, cirrus et alizé, les heures à contempler une aurore boréale ou à divaguer en compagnie de mouettes bavardes, tout cela a sans doute affûté chez lui une compréhension intime du système terrestre, des interactions au sein de cette biosphère dont l’être humain a cru pouvoir s’extraire. Et l’admiration que l’on sent à travers ses mots semble se muter à force de coexistence en un lien puissant, pas seulement affectif mais symbiotique : de ceux qui produisent non pas l’amour, qui peut s’éteindre un jour, mais une sympathie universelle qui, elle, ne meurt jamais. 
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-C’est parce que sa nourrice chinoise a appris à l’enfant à se coucher face contre terre après une colère ou un effort violent pour y trouver repos et apaisement, que le marin, des années après, continuera à cultiver ce « dieu qui est en nous [qui] est une parcelle de terre, toute la terre le protège » – pour peu que nous-mêmes la respections. On ne défend bien que ce qu’on a appris à aimer, appréhendé par l’esprit et intégré par les sens. Non à la manière d’un scientifique disséquant les caractéristiques communes entre l’espèce humaine et le reste du monde vivant, ni du mathématicien posant les interdépendances en équations, mais à la manière de ce que l’on saisit par l’épreuve,​ entendue dans son sens originel et non dans son acception judéo-chrétienne : l’épreuve qui permet de juger la valeur d’une idée, d’un paysage, d’une relation. 
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-Le phénomène d’émerveillement,​ ce moment où l’on se sent partie d’un ensemble plus grand, participe ainsi du vertige à entrevoir fugacement la nature intime d’un moi relié et non plus en extériorité. Dans un entretien, Moitessier définira ainsi la solitude en mer comme une participation à l’univers entier : « On est à la fois un atome et un dieu en réalité. » Cette cosmologie particulière,​ cette manière d’envisager l’univers,​ il faut en avoir été affecté pour pouvoir l’incarner. Et ce ne sont plus alors la nature, les océans, les marmottes ou les éléphants qu’on défend, mais tout simplement un soi plus grand. 
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-« Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend3. » 
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-J’avais déjà entendu parler de l’écrivain navigateur et de son refus qui marqua les esprits en 1969, mais je l’avais laissé dans la case mythe. Je m’étais contentée d’enregistrer l’histoire et de la laisser irriguer mes pensées. Et voilà que la décision d’un ami de tout plaquer, de vendre toutes ses possessions terrestres pour s’acheter un voilier et partir en mer, m’y a refait penser. L’écho avec mes propres choix et refus, de plus en plus précis, m’a précipitée dans les bras de Moitessier. 
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-Je découvre l’homme à travers ses écrits et nous trouve tant de points communs que j’en viens à me demander si je ne cherche pas à tout prix des ancres auxquelles m’accrocher. Comme beaucoup d’autres, mon parcours est jalonné de ces guides qui, après m’avoir inspirée et nourrie, se sont révélés trop rapidement dépassés ou surestimés. Trouver enfin une figure qui ne peut plus décevoir – un disparu dont la vie, achevée, est déjà entièrement dévoilée – présente un avantage certain : pas de médiocrité ou de trahison qui n’ait déjà été opérée et puisse, le cas échéant, être intégrée au grand paysage sur lequel fonder ses aspirations. Et j’avoue, dans le récit historique que chacun de nous se construit, il me plaît d’exhumer pour une fois non le vainqueur, mais celui qui a refusé de l’être. Walter Benjamin évoquait l’historien comme un « chiffonnier » qui fouille dans les poubelles de l’histoire pour créer de la valeur et sauve alors ce qu’il trouve. J’aime l’idée de reconnaître le navigateur Moitessier comme on choisit ses ancêtres. Parce que le moment est venu de convoquer des figures en mesure d’incarner un récit différent de celui relaté par les dominants et que « faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir comment les choses se sont réellement passées. Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger ». 
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-Au fil des pages de La Longue Route, je griffonne, m’exclame et m’étonne. Et ce, dès la préface, qui m’arrache des enthousiasmes de coïncidences. Gérard Janichon, navigateur et ami de Moitessier, l’a rédigée sous forme de lettre posthume. Son bateau s’appelle Damien, et ses propres rêves de mer ont grandi à Grenoble, juste de l’autre côté de la montagne. Penser l’océan depuis le Vercors… Je repose mon livre un instant et vagabonde vers ces fières mers des Alpes que sont les lacs. Le Bourget, Annecy, Serre-Ponçon,​ combien de fois les ai-je contemplés et avec quelle gratitude m’y suis-je laissée immerger, tremblante de froid et de beauté ! J’aime à penser qu’il y a deux cents millions d’années,​ le Vercors était une mer de coraux et de plancton, avant que l’Afrique et l’Europe ne se percutent et forment le soulèvement des Alpes. Comme un vestige de ces origines marines, on le nomme encore parfois le Vaisseau de pierre. 
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-Mon esprit musarde encore et trouve l’écho d’un court-métrage d’anticipation qui m’a été envoyé. Ses auteurs nous font parcourir le Vercors drômois en 2175, après une brusque montée des eaux. Dans ces montagnes du futur, il y aurait des fabriques coopératives de sardines, un coquillier appelé Fleur du Diois ; les cabanes de vignes seraient devenues abris de pêcheurs, des dauphins danseraient dans les vallées d’un sommet du Glandasse redessiné par les flots. Le Vercors reviendrait ainsi in fine à son état originel. Des images interstitielles,​ fabriquées d’imaginaire et de réel mêlés, entre un présent déjà dystopique et un futur qui risque de n’en être que le reflet. Et pourtant, l’effet de cette projection n’est pas apocalyptique,​ il est beau. 
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-À une époque où l’on se noie dans les scénarios de fin du monde et les théories de l’effondrement,​ poser les yeux sur un récit du monde d’après qui donne envie n’est pas courant. Alors j’ai gardé quelques images de cette utopie en fond d’écran, et j’imagine parfois les bancs de poissons qui pourraient un jour croiser mon reflet fantôme quand je m’échappe en montagne, là-haut. 
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-Moitessier, lui, a choisi la mer pour s’échapper d’un monde en furie dans lequel il ne se reconnaît pas, pour se soustraire à l’emprise du Monstre, comme il désigne le monde moderne. Un monstre qui a pris le pouvoir sur les hommes et détruit la planète pour alimenter sa course et justifier sa propre mécanique. 
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-« Je n’en peux plus des faux dieux de l’Occident toujours à l’affût comme des araignées, qui nous mangent le foie, nous sucent la moelle. Et je porte plainte contre le monde moderne, c’est lui, le Monstre. Il détruit notre terre, il piétine l’âme des hommes. » 
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- Le Monstre c’est la pelleteuse, le bulldozer, la bétonneuse. Ceux qui détruisent son port refuge de Papeete, un petit morceau de vert préservé du béton, des bananiers plantés par quelques marins d’adoption,​ des noix de coco et un rat apprivoisé. Dépouillez le Monstre de l’immoralité qu’inclut ce terme : reste la Machine amorale qui le conduit. La société de consommation,​ le règne de l’argent et de la compétition. Tout ce que le navigateur a fui et qui le poursuit jusqu’à l’île, jusqu’au Pacifique, tant aujourd’hui la pieuvre est partout. Tout semble indiquer qu’il n’existe plus de lieu où se retirer. Les Jivaros d’Amazonie,​ rencontrés par Alessandro Pignocchi soixante-dix ans après l’anthropologue Philippe Descola, consultent leurs smartphones et basculent dans le camp des modernes, selon le terme qu’utilise Bruno Latour pour désigner ceux dont l’attachement aveugle à la notion de progrès empêche d’envisager d’autres rapports au monde, en opposition aux terrestres. L’archipel du Japon, qui resta pendant des siècles la dernière grande puissance souveraine à refuser l’intrusion de cultures et économies étrangères,​ propose désormais des Teriyaki McBurger. Jusqu’au bout du monde on croise des maillots de football siglés Qatar Airways, des bouteilles de Coca-Cola et des gamins qui s’égosillent sur l’air de La Reine des neiges. 
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-En mer et en montagne, non. Pas de franchises, pas de connexion. Là résident peut-être les dernières frontières – au sens historique de la colonisation de l’Ouest américain par la « civilisation » européenne – où l’on peut goûter encore à la contemplation,​ retrouver son pas ancestral ou profiter de bains de soleil intégral, comme le fait Moitessier à Noël – il est alors sur le 46e parallèle Sud – sur le pont de Joshua. Des lieux où le temps des Hommes est aboli, où n’existent ni vibreur ni sonneries. ​ 
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-« Les jours succèdent aux jours, jamais monotones. Même lorsqu’ils peuvent paraître exactement semblables, ils ne le sont jamais tout à fait. Et c’est cela qui donne à la vie en mer cette dimension particulière,​ faite de contemplation et de reliefs très simples. Mer, vents, calmes, soleil, nuages, oiseaux, dauphins. Paix et joie de vivre en harmonie avec l’univers. » 
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- ​S’il n’existe plus de géographie du refuge hors l’exil, et que l’on veut continuer à vivre en société, parce que chacun n’a pas la possibilité de s’échapper en mer ou vers les sommets, alors il faut trouver ailleurs, en soi, la manière de s’extraire de la Machine et de faire corps avec le monde vivant contre le Monstre. J’aime à penser que c’est ce pas intérieur que franchit Moitessier en refusant de rentrer. 
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-Si le bonheur pur de Moitessier à naviguer est solitaire, et contient en lui le baume que peut produire un doux isolement sur un homme blessé par la société, il ne relève pas pour autant du reclus, ni de la sécession. Son refus de rentrer n’est qu’un décalage temporaire du retour. Le marin n’est pas un ermite, la mer n’est pas une religion, et Moitessier ne refuse pas la vie en société : il refuse cette société. Tout au long de sa route, il ne cessera d’ailleurs de s’inquiéter du sort de ses amis, engagés dans la course eux aussi. Et entre les Galápagos sauvages et Papeete, où il a des amis, il choisira d’atterrir en compagnie. ​ 
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-« — Ça va, vieux frère ?… 
-— Vous êtes chics d’être là… 
-— Tu es chic d’être arrivé. » 
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- ​Moitessier n’est pas un solitaire par principe, mais un maverick. Du nom d’un éleveur texan qui refusa au XIXe siècle de marquer au fer rouge son bétail, le maverick est un cheval sauvage qui choisit de vivre en marge de la harde : il reste à distance mais suit la marche du groupe, sans jamais s’en éloigner jusqu’à s’en exclure. Il met de la distance, mais ne se désolidarise pas du mouvement. Il refuse juste le comportement grégaire et l’autorité du mâle dominant. Contrairement au paria, rejeté par ses semblables, le maverick fait lui le choix délibéré de se mettre en retrait. Cette délibération en soi-même, qui inclut la notion d’intention,​ est au cœur de la distinction entre singularité et conformisme,​ entre libre arbitre et soumission. Elle est au cœur de l’effet Moitessier. 
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-Le refus de Moitessier n’est pas un coup de tête, ni de sang. Essier, en moyen français, veut dire tergiverser. Et de fait, le navigateur a temporisé, usé de faux-fuyants,​ tenté sincèrement de se raisonner et de se convaincre de rentrer. L’incompréhension de ses enfants, la peine de sa femme, la santé de sa mère, le prix de la course à ramasser, quitte à repartir après, mais aussi les soins à dispenser à Joshua, la fatigue excessive et les risques à continuer : Moitessier a d’abord décidé de poursuivre son cap vers le nord et de finir la course. Choix qu’il qualifie paradoxalement lui-même, au moment où il le prend, d’ « abandon », comme en témoignent ses enregistrements sonores de l’époque. Le 28 février, il écrit dans son journal de bord : « J’abandonne… mon instinct me dit que c’est la sagesse » puis se reprend, en pleine contradiction,​ un peu plus loin : « Cap au nord ! Ce n’est pas de l’abandon,​ c’est la simple sagesse, au lieu d’avaler le morceau en une seule fois, en risquant de m’étouffer et d’étouffer les miens, eh bien, je l’avalerai en deux fois. » Mais le 1er mars il se ravise et remet le cap vers le Pacifique : « Certes, il y avait des raisons valables, sérieuses. Mais est-ce la sagesse que de se diriger vers un lieu où l’on sait qu’on ne retrouvera pas sa paix ? » 
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-L’abandon pour Moitessier eût été de rentrer. Abandonner la course, c’est au contraire ne pas renoncer. ​ 
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-« Dieu a créé la mer et il l’a peinte en bleu pour qu’on soit bien dessus. Et je suis là, en paix, l’étrave pointée vers l’Orient, alors que j’aurais pu me trouver cap au nord, avec un drame au fond de moi. » 
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-Des individus fiers, libres et heureux d’avoir un jour choisi de dire non, il n’en existe pas que sur les mers. J’en ai croisé, de ces mavericks. L’une a quitté un poste à responsabilité chez Hewlett Packard pour s’installer dans une ferme du Trièves, un autre a refusé que ses petits manuels parodiques soient vendus chez Carrefour. Une amie a pris un poste subalterne au collège pour garder du temps à elle, un autre refuse un poste bien payé à Annecy pour rester près de ses amis. Celui-là encore a refusé un contrat avec Total qui lui aurait assuré six mois de chiffre d’affaires. 
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-L’intuition veut qu’il soit plus facile de refuser quand on ne manque de rien : dire non serait un privilège réservé à ceux qui peuvent se le permettre. Ce n’est pas si juste : celles et ceux qui déclinent une promotion ne sont pas tous riches au sens matériel du terme. Et c’est souvent dans la société des nantis que l’on retrouve le plus de mécanismes de reproduction et d’assentiment à l’ordre social. Les longues filiations de notaires ou d’agents de change souffrent peu de déviations. En réalité, pour ce qui concerne la liberté de décision, le fait de se sentir autorisé à faire des choix singuliers, l’argent n’est pas si discriminant. Cette grille de lecture, si elle peut sembler commode, n’est pas opérante. Ni que les riches puissent se permettre davantage de pas de côté, ni que les pauvres aient moins à perdre à l’effectuer. Le refus de parvenir permet de dépasser le statut de payeur-consommateur auquel est réduit l’individu et qui détermine son statut social à l’aune de ses possessions. 
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-Aujourd’hui la société tout entière est embarquée dans une même injonction. Chaque classe sociale – à supposer que la notion de classe pour soi ait encore une réalité dans une société atomisée –, chaque individu, est soumis à une pression de même nature, celle de réussir. Certes les objets de l’accomplissement diffèrent et se matérialisent dans des idéaux à atteindre variés. Mais ils sont tous systématiquement placés – par les conventions,​ la mode et la publicité – à une distance tout juste atteignable,​ pour laquelle il faut se dresser sur la pointe des pieds et étirer les doigts. Contracter quelques crédits, marcher sur quelques têtes, oublier quelques principes, perdre quelques grammes de dignité. Juste de quoi maintenir les individus, sommés de s’élever dans la hiérarchie sociale, en tension et déséquilibre permanents. 
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-Certains y parviennent. Cela produit de belles histoires d’ascenseur social et valide un système, la méritocratie,​ dans lequel le mérite détermine la hiérarchie : puisque lui y est arrivé, si vous échouez c’est de votre faute. Un diktat qui vient peser sur la masse de ceux qui passent leur vie à grimper, chuter, se relever et retomber. Une désillusion pour ceux qui, parvenus au sommet, se rendent compte finalement que ce n’était pas leur rêve. Juste celui que leur soufflait la société. Il y a pourtant des gloires dont on se passerait et des fortunes qui rendent bien malheureux. Mais la question est rarement posée dans ces termes. 
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-« J’ai des pipes d’écume / Ornées de fleurons / De ces pipes qu’on fume / En levant le front / Mais j’retrouverai plus ma foi / Dans mon cœur ni sur ma lippe / Le goût d’ma vieille pipe en bois. » 
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-Georges Brassens, Auprès de mon arbre(je vivais heureux) 
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-Chercher à s’élever,​ se fixer des objectifs ambitieux, n’est évidemment pas répréhensible en soi. Mais dans la pratique, cette course est rarement le fruit d’un choix dûment évalué visant à se sentir en phase avec soi-même et ses propres aspirations. Dès lors qu’il consiste – comme c’est souvent le cas – à vouloir conquérir ce que possèdent ceux d’en haut, le choix individuel est en réalité un comportement individuel, déterminé par un faisceau de normes sociales, qui entraîne une réaction en chaîne : la compétition. 
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-L’économiste Thorstein Veblen a qualifié de « consommation ostentatoire » le mode de consommation des plus riches, la « classe de loisir ». N’ayant plus de besoins à assouvir, ceux-ci se livrent à des achats dont le seul but est de conforter leur place sociale et de se singulariser. On est très loin, en matière de loisir, de la pratique de l’otium de l’Antiquité – par opposition au negotium de la vie active, du commerce et des affaires : un temps de solitude et de retraite envisagé comme le fondement de la sagesse. Un temps de respiration cultivé, de création intellectuelle,​ préservé des scories du quotidien. Soit tout l’inverse d’un passe-temps lié à l’argent qui consisterait à épater son voisin par de nouvelles acquisitions matérielles. Aujourd’hui,​ les loisirs sont devenus divertissement,​ une industrie source de profits. Le repos fertile est menacé par le travail du dimanche, les parcs de loisirs clôturés, le sport mercantile et la télévision. Qui, pour prendre encore le temps de la vacuité, embrasser le risque de l’ennui et le vertige de la page blanche ? Qui pour s’autoriser ces espaces riches de vide, où le renoncement à la boulimie d’idées vite lues, vite digérées pour être vite publicisées,​ cède finalement la place à une conscience renouvelée,​ pour peu qu’on lui laisse le temps de se déployer ? 
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-De panem en circenses, l’otium est devenu opium d’une fabrique de l’ignorance,​ rouage d’un système dans lequel le loisir n’est qu’une courte pause destinée à dépenser l’argent durement gagné le reste de l’année, et vient valider la place surplombante du travail, subi et salarié, comme repère central. Ce labeur qui rythme nos temps de vie comme un mal nécessaire,​ aidé par le spectre du chômage dans son entreprise de servitude volontaire. 
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-À la poignée d’ultrariches jouant entre eux à qui mieux mieux s’ajoute un autre phénomène hélas plus massif : la rivalité mimétique, petite compétition du quotidien qui pousse à vouloir ce que possède l’autre et à tout faire pour l’avoir. Le patron, client, beau-frère,​ voisin, devient enviable en soi, et la question n’est pas de savoir s’il est heureux. Ni si son mode de vie ou ce qu’il possède et que je n’ai pas me rendrait moi heureux. La question de la finalité ne se pose pas : je le veux, je le vaux, moi aussi j’y ai droit. Quel que soit l’objet, les conditions de travail pour le produire, son impact sur l’environnement,​ que j’en ai l’usage ou non. 
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-Dès lors, sans même parler de besoin – car on a bien le droit d’avoir envie de choses dont on n’a pas besoin –, on confond désir singulier et désir programmé. La pulsion d’acquisition provient d’un extérieur à soi. Elle est fabriquée par l’exposition de modes de vie présentés comme le nec plus ultra, puis alimentée à longueur de papier glacé et d’écrans de publicité. Et les stars ont beau passer du temps en cures de désintoxication,​ dans des procédures de divorce et des héritages judiciarisés,​ on n’en retient que les villas luxueuses, les fêtes privées et les yachts qui permettent d’y aller. Les imiter étant hors de portée, on se rabat sur le voisin et le cycle infernal peut continuer. 
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-Au lieu de travailler à une juste répartition des richesses en limitant par exemple le revenu maximal autorisé, au lieu d’interdire les pratiques inutiles et polluantes destinées au seul plaisir de ces milliardaires qui ont le loisir de prendre la planète pour un terrain de jeux, on a fait croire à chacun qu’il pouvait, du Loto à la télé-réalité,​ devenir milliardaire ou star d’un soir. Et, escroqué par cette illusion que chacun peut désormais avoir son quart d’heure de gloire, chacun le réclame. La revendication de l’argent et de la notoriété pour chacun remplace insidieusement le droit à une vie digne pour tous. 
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-Et puis, il y a ce qui est cadeau. La manière dont les « goodies » s’arrachent m’a toujours effarée. Que ce soit sur le passage du Tour de France, dans des manifestations d’entreprise ou dans les institutions,​ partout désormais se distribuent gratuitement des supports commerciaux frappés d’un logo : stylos en plastique, coupe-vent, tasses, pin’s, préservatifs et autres casquettes fluo. Autant d’objets promotionnels qui font de vous un support de publicité ambulant (si c’est gratuit, c’est toi le produit). Autant de gadgets que l’on retrouve plus tard moisis au fond d’une armoire, attendant le prochain déménagement pour finir à la déchetterie. 
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-On peut pourtant refuser. Il y a quelques années, j’étais jeune directrice associée d’un cabinet de conseil à Paris. L’équipe dirigeante avait décidé de s’offrir parmi les tout premiers téléphones multifonctions,​ en guise de prime, après un premier semestre florissant. Je vois encore les sourires ravis à la ronde. Je suis la seule à avoir refusé mon Blackberry. Rétrospectivement,​ je pourrais mettre dans ce refus nombre d’arguments politiques. À l’époque,​ il me semble surtout que je n’en voyais pas l’utilité et entrevoyais peut-être déjà le fil à la patte que représenterait ce nouvel outil de travail à distance. Je n’en avais tout simplement pas envie. À vrai dire, le regard incrédule qui s’en est suivi de la part de mes collègues m’a interpellée plus que mon propre refus. Il me situait à la limite du sacrilège. Ce regard, je l’ai revu quand j’ai décidé de passer aux quatre cinquièmes pour retrouver du temps libre, puis quand j’ai décidé de démissionner de mon poste à la carrière prometteuse,​ très bien rémunéré,​ pour aller m’occuper d’écoles dans une mairie de Seine-Saint-Denis en divisant mon salaire par trois. Un choix que je n’ai jamais regretté. 
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-Comment écrire tout ça, ces vertiges… Je relève la tête de La Longue Route en écoutant Yann Tiersen réinventer Tabarly, l’Atlantique Nord déployé sur un piano. Dehors dans le jardin après un mois de sec l’herbe attend la pluie. Brassée de doutes sur la pertinence d’exposer le fil de mes pensées, je me fortifie de la phrase d’Hannah Arendt qui affirme commodément que « les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action ». Les mots de Mona Chollet, interrogée par la revue Ballast sur son livre Chez soi, m’encouragent : 
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-« J’avais l’impression que ce sujet était considéré comme peu digne d’intérêt,​ comme un truc bourgeois. En tout cas, pas un sujet noble (rires). S’agiter beaucoup, être constamment au contact d’autres gens, ne suffit pas à faire une participation pleine à la société. On a besoin d’allers-retours entre intimité et extériorité. Entre une forme de repli et une forme de participation. On n’a rien d’intéressant à donner si on n’est pas capable d’avoir aussi des moments de solitude et de maturation. » 
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- Je puise enfin des forces auprès d’Emma Goldman, dont la biographie amoureuse trahit des allers-retours incessants et pleins de contradictions entre ses vies de femme et de féministe, entre la ligne brandie d’une trajectoire publique et le cercle clos d’une sphère privée. 
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-Et je retourne à mes recherches. Elles me permettent de dénicher les enregistrements sur audio-cassette de Moitessier. Noyée de gratitude à l’écouter,​ à redécouvrir ce marin de légende, des années après. Je m’étais juré de ne pas chercher à tout mettre dans ce livre, mais comment résister à l’entraînement de la pelote qu’on regarde les mains ballantes, emmêlée sur le parquet. Le refus de parvenir, la paix et la fierté, tout y est. Chaque phrase de La Longue Route ouvre mille échos, des rafales d’idées, me glisse une kalach dans le cerveau. Les pages se remplissent en cascade, je griffonne à main gauche des notes dans un cahier à spirale, entourée de papier épars, d’onglets de navigation impossibles à refermer. Chaque nouvelle phrase contient un livre entier. L’impatience me fait pousser des griffes à la place des ongles. Mes doigts courent moins vite que mon cerveau, impossible de suspendre le flot pour préciser un mot. 
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-Est-ce si grave ? J’ai envie d’un livre d’intuitions qui donne à penser tout en laissant des espaces de liberté et de fiction. De fondus et d’ellipses… Pourquoi faudrait-il toujours tout disséquer, tout expliciter ? Comment distinguer dans un écheveau de pensées la réflexion propre d’un vécu alimenté de lectures et de discussions,​ mais aussi d’allongées dans l’herbe, de marches dans le Vercors, de cuites au champagne et de nuits à la belle étoile à épier des brebis… Lasse de didactique, de pédagogique,​ d’exposés savants. Je veux laisser de la place à l’interprétation,​ aux projections. 
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-Le refus de parvenir n’implique ni de manquer d’ambition ni de bouder la réussite. Juste de réaliser à quel point ces deux notions gagneraient à davantage de singularité : elles sont aujourd’hui normées par des codes sociaux qui n’ont que peu en commun avec les aspirations individuelles,​ ni d’ailleurs avec l’intérêt collectif. La société moderne tente de nous convaincre que les possessions matérielles,​ le « si à 50 ans on n’a pas une Rolex, c’est qu’on a quand même raté sa vie », la belle voiture plate garée devant la jolie villa, sont le meilleur raccourci vers le bonheur. Or nul besoin de sortir de l’ENA pour constater que le niveau de bien-être cesse de progresser au-delà d’un certain seuil de confort matériel, et que la course au superflu provoque des désastres sur le monde vivant, humain comme non humain. Entre la frustration sociale que génère l’appétit de consommation exacerbé artificiellement jusqu’à devenir insatiable et les ravages de l’extraction de ressources naturelles pour fabriquer ces produits destinés à nous être vendus, le bilan est atterrant. 
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-Sur les dix limites planétaires identifiées par un groupe de chercheurs en 2009, quatre ont déjà été dépassées. Changement climatique, extinction de la biodiversité,​ cycles de l’azote et du phosphore : les conditions de vie sur Terre sont aujourd’hui menacées. Le croisement d’études et rapports scientifiques indique que nous sommes à l’orée d’un possible effondrement civilisationnel. Qu’il s’agisse de réduire la probabilité que l’effondrement arrive, d’en atténuer la criticité, c’est-à-dire la violence de l’impact, ou de préparer l’après, il est aujourd’hui vital, au sens littéral, de modifier nos modes de vie et d’apprendre à vivre avec moins. 
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-Il ne s’agit naturellement pas de prôner la misère, mais d’inventer une nouvelle frugalité qui, aujourd’hui synonyme de privations, puisse devenir source de satisfaction. Prendre une part active à l’avenir de notre humanité, se réapproprier ses choix, cesser de coopérer avec le système qui nous broie : il y a du défi et de la fierté à retrouver dans cette forme de sobriété. Ce n’est pas simple bien sûr. Se contenter de ce dont on a besoin – ou une réelle envie, non conditionnée par la publicité et le dernier cri – est une vraie discipline dans un système où l’on est quotidiennement enjoint à gagner plus pour acheter plus et ainsi alimenter les ventes et les profits des détenteurs de parts de grandes compagnies. 
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-Mais diable, comme renoncer à ce toujours plus de nos sociétés gavées est apaisant en réalité… Imaginez, ne plus avoir à courir et travailler comme un forcené. Ou du moins se contenter de ce qu’on a, une fois atteint l’équilibre entre le temps consacré à gagner l’argent et le temps destiné à en profiter : simplement se payer de quoi être heureux. Apprendre à l’être de peu. Ou même de beaucoup, si on veut. Mais à partir de ses propres critères, pas de ceux que vous soufflent les actionnaires,​ la famille, et même, parfois, les amis. Je n’ai jamais pressé les miens, j’ai vu trop de proches accepter, mécaniquement,​ un poste dit à responsabilités et en être malheureux. Mener bataille pour obtenir un avancement au bureau, parce que c’est ce qui se fait, obtenir cette fameuse promotion pour ensuite réaliser qu’on ne dispose plus du temps pour profiter du plus gagné, que le petit supplément de salaire est parti directement dans les frais de garde d’enfant, que cette nouvelle fonction d’encadrement entraîne des mécanismes de contrôle dont on ne voulait pas forcément. Refuser une promotion est totalement contre-intuitif,​ mais ça ne signifie pas qu’on manque d’ambition. Simplement qu’on ne place pas tous l’épanouissement au même endroit. 
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-« C’est toute la vie que je contemple, le soleil, les nuages, la mer, le temps qui passe et reste là. C’est aussi, parfois, cet autre monde devenu étranger, que j’ai quitté depuis des siècles. Ce monde moderne artificiel où l’homme a été transformé en machine à gagner de l’argent pour assouvir de faux besoins, pour de fausses joies. » 
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-J’ai fait ma thèse il y a vingt ans sur la notion de réussite chez les dirigeants entrepreneurs. Si certains s’éclataient,​ littéralement,​ dans le fait de développer leur PME pour la revendre ensuite et réaliser ainsi une jolie culbute financière,​ j’en ai aussi rencontré beaucoup dont la réussite passait avant tout par le fait de connaître chaque membre de l’équipe par son prénom, de garder une taille humaine et de ne pas jouer avec le feu, engagés dans une logique patrimoniale visant à transmettre une entreprise saine et sans histoires à leurs enfants. Et ils n’en étaient pas moins heureux que bien des ambitieux cherchant à tout prix à gagner des parts de marché. 
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-Je rencontre aujourd’hui dans le monde rural et montagnard, du Vercors aux monts d’Ardèche,​ quantité de trajectoires hors normes. Des gens qui ont choisi de vivre différemment : parfois de peu, alternant travaux saisonniers et temps libéré, parfois de mieux. Des gens qui se sont mis à leur compte dans l’élevage,​ l’édition,​ les soins, après avoir connu la grande vie des tours de la Défense ou des agences de presse. Et quand ils acceptent un petit boulot au smic, deviennent pions au lycée ou filent la main sur le marché, avec leurs souvenirs d’ailleurs,​ de ces emplois qui brillent mais empêchent de dormir, ils savent apprécier. Ce qu’ils perdent en argent, ils le récupèrent en solidarité,​ en paix intérieure,​ en tranquillité. Ce ne sont pas des marginaux. Ils ne sont pas tous les jours heureux. Mais ils sont là où il faut. 
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-Bien sûr, il y a des besoins élémentaires qu’on ne peut satisfaire sans argent. Il y a des moments durs, et le refus de parvenir doit s’accompagner d’une réflexion politique sur le renforcement des services publics, ce capital commun de ceux qui n’en ont pas. Mais traverser un moment dur quand vous l’avez choisi, quand vous vous sentez en phase avec vous-même, est très différent de le subir par la misère imposée et le contrôle qu’exercent d’autres sur votre vie. 
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-Faire un pas de côté n’est pas réservé à ceux qui ont le choix. Ce choix, chacun en possède une clé. Je ne vis pas sur Mars, naturellement tout le monde n’a pas les mêmes possibilités. Tout le monde n’a pas non plus l’envie ou la capacité de faire les vendanges pour ensuite vagabonder le reste de l’année. Bien sûr, tous n’ont pas envie de s’installer à la campagne. Mais chacun a la possibilité de réviser ses besoins à l’aune de ses envies, de se rendre compte qu’une bonne vieille éponge est aussi efficace pour nettoyer la table que des lingettes jetables, que l’eau qu’on nous vend en bouteille est gratuite au robinet, que les tomates sont meilleures l’été, qu’on n’a pas besoin d’une piscine quand la rivière est juste à côté, d’un abonnement dans une salle de sport quand on peut courir dehors, ni de trois chambres vides ou d’une résidence secondaire quand on ne peut chaque nuit dormir que dans un lit. Il ne s’agit pas de se dépouiller par goût de l’ascèse ou d’héroïsation de la privation, mais au contraire de se mettre en quête de ses merveilleux insignifiants,​ ses petits luxes à soi, ceux qui se trouvent à portée de main et ne nuisent pas. 
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-S’alléger des figures imposées par la société, c’est aussi s’offrir la possibilité de se lester d’autres poids, ceux que l’on s’est choisis. Ainsi Bernard Moitessier, quand il quitte le port de Plymouth au départ de la course, refuse les 150 kilos de poste émetteur radio, batterie et chargeur, fournis par le Sunday Times pour alimenter le journal en nouvelles fraîches. Il emporte à la place son « bon vieux lance-pierre » : « On ne voulait pas de ce gros truc encombrant, on défendait notre tranquillité,​ donc notre sécurité […]. Un bon lance-pierre,​ ça vaut tous les postes émetteurs du monde ! » Ce faisant, il allège d’autant Joshua. Au fil de la navigation, Moitessier jettera encore par-dessus bord 170 kilos de vivres, de pétrole et de nylon. De menus sacrifices : des pots d’une confiture qu’il n’aime pas aux réserves de précaution finalement superflues, il gagne à se débarrasser de ces déloyaux alliés autant de vitesse, d’équilibre du navire et de fatigue en moins pour manœuvrer. 
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-S’alléger pour mieux avancer pourrait être un des principes de la simplicité volontaire, comme le refus de parvenir pourrait également trouver sa métaphore dans le coup d’Opinel qui libère. Gérard Janichon, dans la préface de La Longue Route, raconte ainsi que, pris dans une tempête en 1966 à bord de Joshua avec sa femme Françoise, Moitessier sectionna d’un coup d’Opinel les traînards qui freinaient son voilier4. Le geste les a probablement sauvés. 
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-D’apparents sacrifices peuvent ainsi se révéler salutaires et un déficit technologique permet parfois d’aller plus vite. Le lance-pierre en guise de moyen de communication,​ les seaux d’eau de pluie récupérés en route pour diminuer les réserves à emporter, le mât composé d’un poteau télégraphique retapé : les principes de dépouillement,​ de système D et d’autarcie sont puissants chez Moitessier. Le marin navigue à sa manière, à contre-courant des nécessités convenues. Cela ne l’empêchera pas de faire la course en tête. Et j’aime imaginer que se passer du lourd émetteur radio est ce qui aura permis à Moitessier d’emporter à la place la bouteille de champagne qu’il boira au passage du Cap Horn, de garder près de lui un exemplaire des Racines du Ciel de Romain Gary et sa cargaison de tabac et de café – trésors ô combien précieux pour accompagner tout ce qu’implique la solitude, en mer comme sur terre. 
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-Louer un mode de vie sobre que les pauvres sont obligés de subir, lorsque cela est affirmé sans conscience, relève de la faute de classe, de l’indécence. Il en va tout au contraire si l’objectif est de redéfinir la notion même de privilège. Tout comme on peut choisir de penser que l’élite, au sens littéral des personnes les plus remarquables de la société, ne se caractérise pas par des critères de fortune ou d’entregent (ce qu’on nommerait plus justement oligarchie),​ peut-être faut-il également revoir la notion de privilège en passant du pouvoir d’imposer et d’ordonner de quelques-uns à la puissance d’agir de chacun. Et ainsi faire appel au conatus de Spinoza, c’est-à-dire la recherche tenace, par l’action et les passions joyeuses, d’un accroissement de sa puissance d’être, en un mot : d’affirmation de soi. Cela permettrait alors, en modifiant les termes du débat, de casser la spirale du malheur assignée aux misfits, ces marginaux qui ne rentrent pas dans les codes du système et qui, à l’inverse des idéaux de hobos et va-nu-pieds fiers et libres de l’écrivain Albert Cossery, finissent par intérioriser qu’ils n’ont pas droit au bonheur. Intrinsèquement. Or la pauvreté n’est pas une identité mais un état conjoncturel,​ qui ne dit rien des droits ou aptitudes de celui qui s’y trouve. La pauvreté n’entame pas le droit à la dignité. 
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-Dans Le Sel de la vie, l’anthropologue Françoise Héritier a listé toutes ces petites choses agréables, drôles ou farfelues qui ont pimenté ou adouci sa vie, du plaisir de « traîner des pieds dans les feuilles mortes », à celui de « suivre la course d’un lièvre à travers champs », « sentir le poids de son corps recru de fatigue dans le lit » ou « dormir sur l’épaule de quelqu’un », invitant le lecteur à aiguiser ses sens pour aller capter chacun de ces instants, exhortant l’ami à qui elle écrit à « voir, écouter, observer, entendre, toucher, caresser, sentir, humer, goûter, avoir du “goût” pour tout, pour les autres, pour la vie ». L’auteure,​ qui s’estime elle-même « nantie » d’avoir pu choisir son métier, explique qu’elle a été confrontée à la critique quand le livre est sorti : 
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-« Quelques – rares – lecteurs m’ont fait part de leur courroux, considérant mon approche du bonheur strictement réservée à des privilégiés que l’abrutissement des horaires de travail ou le chômage, la pauvreté ou l’insalubrité du logement, la précarité sociale ou l’endettement ne concernent pas. Cette objection, bien sûr je l’entends et la respecte. Mais je persiste à penser que même dans les malheurs les plus destructeurs il est possible de trouver une éclaircie. […] Chaque individu dispose de la capacité de percevoir ce qui peut lui faire du bien, même imperceptiblement5. » 
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- Dans ses pas, je considère comme une erreur d’établir cette confrontation,​ cette hiérarchie,​ entre simplicité volontaire et misère, comme si l’une n’était qu’un choix de nantis et l’autre respectable car subie. D’abord, parce qu’entre les deux il y a un univers qui d’emblée les rend incomparables : l’intention,​ expression de la liberté individuelle qui ne saurait être entravée par la société, fût-elle abusivement normative voire carcérale. 
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-Ensuite, parce que si l’on veut que les plus démunis aient les moyens de refuser la pauvreté, il faut que les plus privilégiés refusent la richesse. Chaque bien matériel acquis dans un système capitaliste,​ structurellement inégalitaire,​ vient spolier « ceux d’en-bas » : par le prélèvement sur un stock de ressources naturelles limitées, et par des conditions de travail guidées par la recherche de profit. Victor Hugo écrivait à propos du travail des enfants : « Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre / Qui produit la richesse en créant la misère. » 
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-Pour que la pauvreté subie se transforme en frugalité choisie, il y a besoin de choix individuels,​ mais aussi d’organisation collective. De services publics de proximité et de protection sociale qui permettent de couvrir les besoins fondamentaux,​ là où les mécanismes d’assurances privées ou de retraite par capitalisation ne font qu’exacerber la compétition entre des individus contraints à mettre de côté leurs propres choix, leur puissance d’agir et leur dignité pour accepter n’importe quoi. Besoin de la garantie minimum de conditions matérielles d’existence décentes pour dégager l’esprit des préoccupations urgentes, cesser de dégringoler la pyramide de Maslow de l’estime de soi jusqu’à la faim, et permettre à chacun de sortir suffisamment la tête de l’eau pour participer à la vie de la cité. Besoin de réduction du temps de travail et de temps libéré afin que le souci de l’intérêt général puisse s’engager et s’exprimer. L’émancipation passe aussi par l’accès à l’éducation et la culture, qui en dehors des centres bourgeois ne seront jamais garantis par un opérateur privé, sauf à nous vendre des boys bands formatés et autres prestations auto-tunées. 
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-Enfin, sans lutte collective pour l’égalité et la justice sociale, il y a fort à parier que les milliardaires ne verront jamais l’intérêt de limiter d’eux-mêmes leurs revenus ni diminuer leur train de vie, continuant ainsi à alimenter la spirale délétère de la consommation ostentatoire et du pillage des ressources, naturelles comme humaines. Il y a enfin besoin d’une organisation collective qui assure ces dispositifs de solidarité pour rétablir le consentement à l’impôt et en refaire un outil de redistribution efficace : payer des taxes n’est acceptable que si on en voit l’utilité,​ pour soi ou la société. Quand une partie du salaire durement gagné à un poste qu’on n’a pas choisi se transforme en subventions publiques à des entreprises qui versent des dividendes à leurs actionnaires pendant que nos trains se meurent et que nos hôpitaux ferment, cela ne peut que dégoûter un peu plus les contributeurs de tout effort de partage et effacer un peu plus les mécanismes d’entraide au sein de la société. « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » mériterait d’être un jour gravé à la pointe de l’Opinel dans le marbre gris des murs de Bercy. 
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-Le refus de parvenir, la frugalité choisie, la dignité que l’on ne place pas dans les colis piégés du système, sont autant de choix individuels qui vont de pair avec le développement d’outils collectifs d’émancipation et de solidarité. Pour qu’il y ait refus, il faut qu’il y ait possibilité. C’est le rôle de la politique, au sens de l’émanation organisée de la société, que de fournir le cadre collectif qui rend possible le libre choix des individus qui la composent. Sans doute gagnerait-on à se replonger dans l’« individualisme social » de l’anarchiste Charles Auguste Bontemps, qui prônait « un collectivisme des choses et un individualisme des personnes ». Il est en tout cas certain que cette réconciliation des deux dimensions individuelle et collective a cruellement manqué aux grandes « familles » politiques, restées coincées entre le choix binaire de l’émancipation par le groupe ou de l’individualisme libéral. Nous avons aujourd’hui besoin d’une nouvelle matrice politique sur laquelle puisse se développer une éthique de l’émancipation tout à la fois d’intérêt individuel, sociétal et terrestre. 
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-« À partir d’une position philosophique fondamentale,​ un rationalisme que je définirai pour conclure, tout est commandé par le refus de parvenir, sans quoi on ne devient pas anarchiste. Toutefois, entendons bien que ce refus n’est pas celui des biens de la terre ni un vœu de pauvreté. L’anarchiste aime trop la vie pour s’en interdire les plaisirs et les joies, mais il a trop le sens des valeurs pour ne pas choisir, trop le respect de soi pour ne pas se permettre certains mépris. 
-Le refus de parvenir, c’est le dédain des distinctions sociales, c’est s’exonérer des démarches avilissantes,​ des promotions de tout ordre qui supposent un compromis avec soi-même et une compromission avec autrui. C’est accepter au besoin, sans la rechercher, la pauvreté digne plutôt que d’enfreindre ces règles qui, seules, nous apportent la vraie fortune qui est de l’esprit, ainsi que l’exprimait l’un des pères de la philosophie anarchiste, le sage Épicure, dans cette phrase : “Avec un peu de pain d’orge et de l’eau, on peut être heureux comme Zeus”6. » 
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- La notion de refus de parvenir, jusqu’ici,​ s’est essentiellement développée dans les milieux anarchistes et libertaires. Pour ce courant de pensée, refuser de parvenir signifiait avant tout ne jamais collaborer avec l’État ni plus largement participer à l’exercice d’un pouvoir corrupteur qui ne peut se maintenir que par l’oppression. L’ascension sociale, les honneurs et privilèges individuels y sont perçus comme des trahisons de classe au bénéfice d’un système qui cherche à capter les éléments les plus brillants de la population ouvrière pour les mettre à son service. Le refus de parvenir a donc là une visée à la fois égalitaire et solidaire : celle de rester à sa place pour y poursuivre la lutte en compagnie de ses compagnons de combat et de misère. Albert Thierry, instituteur envoyé au front, écrivait ainsi dans son Essai de morale révolutionnaire : « Refuser de parvenir, ce n’est ni refuser d’agir, ni refuser de vivre : c’est refuser de vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi. » 
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-D’autres courants de pensée libertaires ont également mis l’accent sur l’affranchissement individuel que procure le dépouillement,​ insistant davantage sur la figure du vagabond ou du saltimbanque,​ libre et heureux de vivre sans entraves ni obligation d’appartenance. Le refus de parvenir peut donc aussi être entendu comme une insubordination source de satisfaction personnelle,​ et n’est pas réductible au sacrifice d’une personne au nom de la solidarité due au collectif : ce serait le laisser dans une ornière de marginalité. Le refus de parvenir est avant tout une émancipation de la tutelle et de l’autorité,​ qu’elle soit exercée par l’État ou par une communauté d’intérêts. 
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-Le refus de parvenir revêt enfin un autre intérêt collectif aujourd’hui,​ celui de la lutte contre l’hubris et la démesure qui sont en train de détruire les conditions d’habitabilité de la planète. Il s’agit aujourd’hui de cesser de nuire. Cela passe dès maintenant par le fait de cesser de coopérer avec le système puis de produire autrement, autre chose, pour en revenir à la valeur d’usage en questionnant nos besoins, mais aussi fatalement par une réduction des consommations globales et, pour que cette réduction se fasse de manière socialement acceptable, par une meilleure répartition des ressources en son sein. Le refus de parvenir peut être un outil au service de ce grand partage à établir. 
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-De manière plus générale, le refus de parvenir, en croisant détachement des conventions sociales et attachement à ses pairs pour ce qui est de son acception libertaire, me semble entrer en résonance avec le fondement même de l’émancipation humaine dans son sens le plus profondément politique : celui de transformer ses difficultés individuelles en une force collective. 
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-Si Bernard Moitessier est devenu une légende, ce n’était pas intentionnel de sa part. Le navigateur semblait au contraire fuir les honneurs et la notoriété. Ses rares apparitions sur des plateaux télévisés le montrent mal à l’aise, emprunté. Pendant la course, encore en mer, il confiait son appréhension de se retrouver, à peine arrivé, entouré de hordes de journalistes. D’autres participants avaient leur agent à terre, leur poste radio, et envoyaient des anecdotes aux journaux pour alimenter le feuilleton. Moitessier lui était coupé du monde. Et quand il entrait en contact avec des navires, c’était simplement pour leur catapulter quelques pellicules, effectuer ainsi une sauvegarde rustique de son journal de bord qu’il photographiait,​ et surtout communiquer sa position pour rassurer ses proches. Loin d’avoir été construite et recherchée,​ sa renommée vient paradoxalement du fait d’avoir refusé d’écouter les sirènes de la victoire et préféré suivre ses voix intérieures,​ loin des projecteurs. 
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-Déjà à contre-courant il y a cinquante ans, son geste a depuis été recouvert par le vacarme de la Machine. En dehors des milieux marins, peu se souviennent de son nom. Pourtant la légende Moitessier n’est pas l’apanage des amoureux de la mer, mais de tous les épris de vraie liberté : celle qui se fonde sur l’intention,​ une notion majeure rarement utilisée comme outil d’interprétation,​ parfois même dévoyée. Ainsi, aux hasards de l’actualité,​ le terme de héros est souvent usurpé, par négligence ou facilité, et confondu avec celui de victime. Tomber sous les coups du hasard, fût-ce dans un attentat terroriste, se retrouver en prise avec des bandits, tuer pour défendre sa propre vie : est-ce en soi héroïque ? Il me semble que la frontière réside entre réaction et intention, et que l’héroïsme ne naît qu’avec un choix effectué de manière délibérée. Quand on pourrait sauver sa peau mais qu’on la risque pour en sauver d’autres. Mourir sans échappatoire possible fait de vous une victime, pas nécessairement un héros, quelle qu’en soit l’intensité dramatique. De même, on ne peut de toute évidence se vanter d’avoir refusé quelque chose qui ne vous a jamais été proposé (on peut en revanche refuser de se battre pour qu’un jour ça vous soit proposé). Renoncer à la fortune pour vivre dans le dénuement n’a pas la même signification politique, au sens du rapport au système, que de voir le jour dans la misère sans possibilité de s’en extraire. Et tout le sens du progrès social devrait consister à donner à chacun non pas l’égalité des chances, cette fable inventée pour conforter la compétition entre individus, mais la possibilité du choix. 
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-Celle-ci ne dépend pas uniquement des conditions matérielles,​ même si elles sont bien entendu structurantes,​ mais aussi des constructions culturelles,​ de la formation d’un esprit critique, de capacités de raisonnement autonome : en un mot d’éducation,​ au sens large du terme. Il faut au moins ça pour résister aux normes sociales qui entravent la capacité à se conduire en esprit libre. Que vous soyez pauvre ou riche, tout est fait pour vous assigner une tâche de reproduction ou d’ascension sociale. Dans les deux cas, vous n’avez pas à construire vos propres critères de réussite : les conventions sociales les fournissent clé en main, assortis d’un petit manuel de développement personnel. En termes d’organisation sociale, il est plus sûr pour le pouvoir en place de fournir les rails que de laisser chacun glisser à sa guise, réfléchir à ce qu’il veut faire de sa vie et risquer ainsi de prendre des chemins de traverse. Imaginez que les pauvres choisissent de le rester, les travailleurs de ne plus perdre leur vie à la gagner, les consommateurs d’arrêter d’acheter ! 
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-Cette assignation du pouvoir donne parfois des résultats surprenants. On peut ainsi parfaitement être pauvre et faire pour autant preuve d’un esprit bourgeois, à pieds joints dans le conformisme social, et s’engager dans des voies qui vont à l’encontre de ses propres intérêts de classe. On le voit à chaque élection. L’inverse,​ hélas, est plus rare – on voit peu de riches aller contre leurs intérêts et décider de se dépouiller pour mieux servir l’intérêt général. Pour autant, le refus de parvenir ne peut être réduit au critère matériel. Il relève avant tout de la capacité à exercer une intention propre, à effectuer des choix en conscience. Or se réapproprier sa propre trajectoire,​ quitte à dire non et à sortir du troupeau, est sans doute une des plus grandes jubilations que la vie peut offrir. 
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-« Brusquement,​ j’ai pensé très fort à mes enfants. Nous avions parlé souvent de ce voyage. Avais-je su le leur faire comprendre, à cette époque où la préparation technique sollicitait toutes mes ressources physiques et mentales ? Mais je crois maintenant qu’ils ont senti l’essentiel et sauront toujours obéir à leurs voix intérieures,​ sans quoi c’est le troupeau. » 
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-Mais, dans un système oligarchique structuré par les inégalités et la méritocratie,​ domine souvent l’impression qu’on n’a pas ce choix. C’est le fondement même du système que de nous faire croire que les choses sont ainsi, et qu’elles ne peuvent pas être modifiées. Qu’il n’y a pas d’alternative. Qu’il faut suivre la marche du progrès. 
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-Il y a pourtant, toujours, une multitude de petits pas de côté à dénicher, toujours un interstice de dissidence à aller chercher, une petite marge de décision à exercer dans chaque mouvement. Y mettre de l’intention change tout : il ne s’agit pas de systématiquement dévier ou tout envoyer valser par principe, dans un esprit de rébellion devenu mécanique, mais simplement de se poser la question. Et même si la réponse in fine est de continuer à suivre la route indiquée, le fait d’avoir délibéré en soi-même, de poursuivre après en avoir décidé, change tout. Le processus permet de reprendre la maîtrise de la situation, de ne plus la subir en laissant la passivité guider. Cette délibération intérieure est source de dignité. 
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-Si Bernard Moitessier était resté sur sa première décision, qui était de rentrer en Europe, s’il avait abandonné cette palpitation intérieure qui lui intimait de continuer sa route vers le Pacifique, sa trajectoire n’en serait pas moins restée respectable,​ car elle aurait été intentionnelle. Et de fait, son journal de bord témoigne de l’intense dilemme qu’a vécu le navigateur. Mais rentrer juste parce que c’est la chose à faire, sans se poser la question, en surfant sur la force d’inertie du trajet, ce n’aurait pas été Moitessier. L’histoire aurait été belle, mais c’est bien la double combinaison du questionnement et du refus de la voie tracée qui crée la légende. 
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-Le refus de parvenir ne peut exister qu’à partir du moment où l’individu a la capacité de s’interroger,​ où il s’affranchit des normes et s’autorise à penser que le choix est possible. Il doit pour cela disposer des préalables et conditions qui le mettent en capacité de questionner ses propres décisions, certes. Mais cela ne suffit pas à tout expliquer : le maintien dans la logique promotionnelle du système est aussi parfois paresse de l’esprit et soumission volontaire. L’autocensure quant aux possibles d’une vie est un phénomène répandu et les obstacles résident plus souvent qu’on ne le croit dans des mécanismes d’aveuglement et de déni qui ne dépendent que de chacun. J’ai développé ma propre petite méthode du « au pire » : elle consiste à se poser la question de ce qui pourrait mal tourner – ou du « qu’est-ce qui m’en empêche, après tout » –, de manière systématique et répétée. Elle finit souvent par réduire à néant les arguments que l’on se construit comme autant de paravents. 
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-Il existe bien sûr des circonstances irréductibles,​ sur lesquelles on n’a pas de prise, mais il existe aussi beaucoup de marges de liberté intrinsèques qui restent inexploitées faute de s’être autorisé, faute de les avoir simplement questionnées. Arracher des petits bouts de liberté en refusant les cadeaux empoisonnés,​ refuser de se battre pour quelque chose dont au fond on n’a pas envie, casser le réflexe social (et assumer ce qui s’ensuit, de l’intérêt d’être bien entouré), est aussi une manière de renouer avec la dignité. 
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-Nous vivons dans une époque dont le surmoi (qui protège le moi de ses pulsions selon Freud) s’est égaré. Le ça, qui lui joue avec nos envies inconscientes et désordonnées de tout, tout de suite, a pris le dessus. Et le résultat de cette bataille qui n’en est plus une, faute de combattant entre le ça et le surmoi, trouve toute liberté d’exprimer un moi hypertrophié à travers les réseaux sociaux et un consumérisme débridé. L’émotion ne prend plus le temps de la réflexion et du combat intérieur. Tout est épidermique. Tout est réaction. L’acte d’achat, par-delà nécessité ou envie, est devenu impulsion. La polémique, le raccourci le plus sûr pour se faire un nom. Il faut réagir à tout, et vite. On en vient dans l’élan de la course à raconter n’importe quoi sans le penser, juste pour faire parler de soi. On commente les commentaires,​ sans rien apporter, dans un rétrécissement de la pensée. On ajoute du bruit au bruit. Au vacarme de la Machine qui couvre les sons réfléchis. 
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-Il y a quelques années a émergé un nouveau concept, un de ces acronymes qui font la joie du marketing sociologique : le FOMO pour fear of missing out, ou la peur de rater la dernière nouveauté. L’idée était d’expliquer l’addiction de ces hordes de gens qu’on croise partout avec un téléphone greffé au bout de leur bras, comme un appendice de quelques centimètres carrés dans lequel on peut promener le monde entier. Ceux qui inlassablement tirent d’une caresse du doigt le petit panneau d’accueil vers le bas pour rafraîchir leurs comptes sur les réseaux sociaux, dans un mélange d’impatience et d’anxiété,​ pour voir à la seconde même ce qu’il y a de nouveau. J’en ai été. Aujourd’hui dès que je le peux je fuis le FOMO dans mon jardin-îlot. Il s’y passe tout le temps quelque chose de nouveau, je ne rate plus un papillon et l’instantané y est bien plus beau. 
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-Lors de cette même course autour du monde en solitaire, pendant que Bernard Moitessier parlait aux goélettes en savourant la paix d’être en mer, un autre navigateur se perdait. Un naufrage humain qui ira jusqu’au suicide : Donald Crowhurst a lui aussi refusé de remporter la course, mais pour une tout autre raison. La navigatrice Isabelle Autissier dira à son propos qu’il « s’est trompé de rêve ». Père de quatre enfants, à la tête d’une petite entreprise d’électronique,​ en quête de reconnaissance pour ses inventions, Crowhurst se lance dans l’aventure au dernier moment, mal préparé, après s’être laissé entraîner dans une succession de décisions qui le mèneront à hypothéquer sa maison, sa société, et finalement à prendre la mer. La veille de la date ultime pour pouvoir participer à la course, il hésitera toute la nuit et finira par ignorer les voix intérieures qui lui intiment de ne pas partir. 
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-Sept mois après son départ, alors qu’il est attendu en héros en Angleterre après une course magnifique relatée dans les journaux, c’est la stupeur : son trimaran est découvert à la dérive dans l’océan Atlantique. Déserté. Du marin ne restent que deux journaux de bord. L’officiel relate le passage des trois caps – un récit monté de toutes pièces – qui a enflammé le public et fait les gros titres de la presse. Le réel dévoile quant à lui l’imposture,​ l’incapacité du navire et du marin à aller au-delà de l’Atlantique,​ ses mensonges, la longue perdition dans les remords et la folie. Crowhurst savait qu’il serait ruiné si la vérité était découverte : pour réunir les fonds il avait pris l’engagement de ne pas abandonner la course. Il savait aussi qu’il était incapable de poursuivre vers les mers du Sud : trop inexpérimenté,​ sur un bateau qui n’était pas prêt, il a présumé de ses forces. 
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-Donald Crowhurst, surtout, s’est déshonoré. Il est rongé de culpabilité,​ piégé dans ses propres mensonges. Sa seule possibilité est de rester là où il est et d’attendre que les autres navigateurs franchissent la ligne d’arrivée : il parie sur le fait que personne ne regarde le journal de bord du perdant. Mais Moitessier a viré de bord en mars, et Nigel Tetley, qui se croit devancé par Crowhurst, pousse à fond son trimaran, qui se disloque. Il ne reste plus que Robin Knox-Johnston derrière lui, et Crowhurst panique. S’il rentre il gagne, et perd. Désormais, quel que soit le temps qu’il met, Crowhurst sait qu’il sera sous les projecteurs. Il sombre dans la folie. En juin, il note : « Je suis un être cosmique de deuxième génération. » Le 1er juillet, il écrit ses derniers mots : « C’est fini. C’est la fin de mon jeu. La délivrance ! » 
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-Crowhurst sera le grand perdant de cette course. Malgré tout, son échec et sa folie resteront jusqu’au bout imprégnés de fierté. Moitessier, lui, fait partie de ces perdants magnifiques dont les défaites sont des victoires. J’aimerais réhabiliter la beautiful lose, cette lignée extravagante du panache mi-punk mi-rock’n’roll que révèlent certains choix apparemment désastreux,​ guidés par la seule beauté du geste – ou par pure fantaisie élégante. Quitte à savoir qu’on va se vautrer in fine. Dans une société dominée par l’orthodoxie du mérite et de la réussite, la valeur de certains gestes d’honneur ou de pure classe a hélas dévissé. 
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-Il y a des clichés signifiants,​ celui du métro parisien en est un. Je suis frappée, à chaque fois que je retourne à Paris, d’y voir la mine des gens. Est-ce la situation qui s’est aggravée, ou simplement mon regard qui s’est désaccoutumé en dix ans, mais qu’ils ont l’air malheureux et éreintés. Bien sûr, un trajet en métro n’est pas le moment le plus réjouissant de la journée, on ne s’attend pas à ce que tout le monde exulte de joie. Mais tout de même. On pourrait pouffer en lisant. Taper du pied, danser des épaules avec un casque sur la tête, ou simplement se parler. Au lieu de quoi, il se dégage des banquettes une profonde impression d’atonie, et même de la peine. 
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-Il y a un sentiment de malaise à voir tous ces visages déprimés, tout comme il est déprimant de rencontrer tant de personnes qui se plaignent de la vie qu’ils mènent. Les amis de passage ici nous font part de leur fatigue, de leurs déceptions,​ du caractère frustrant de leur existence. C’est certainement légitime et sincère – les inconvénients de la vie urbaine, dans des conditions de plus en plus précaires, la pollution généralisée de l’air, la peur du déclassement,​ le sentiment de manquer de temps et de passer ses journées à courir : les ingrédients de la vie moderne sont des fléaux. Et nous n’avons sans doute objectivement d’autre choix aujourd’hui que d’en subir un certain nombre. 
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-Mais nous disposons tous en réalité des ressources nécessaires,​ psychologiques et matérielles,​ pour décider d’agir sur certaines de ces plaies – au moins sur un morceau, plus ou moins gros : se concentrer sur un sourire, mettre fin aux relations toxiques, militer – ou arrêter de militer –, changer de boulot, se reconvertir,​ déménager,​ passer à temps partiel, cesser de s’en faire pour des broutilles, aller enfin voir le médecin, s’astreindre aux cours de danse de flûte de yoga de ce que vous voulez, arrêter de dire il faut que je le fasse : le faire, mettre fin à ce régime frustrant qui ne sert à rien, virer son psy, reprendre la cigarette, que sais-je ! Il existe mille manières, petites et grandes, de reprendre un tant soit peu la main, de se faire du bien et d’ajouter un peu de joie à ce monde. Et si le système a broyé vos capacités d’imagination,​ Le Sel de la vie de Françoise Héritier saura vous inspirer : 
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-« Il y a une forme de légèreté et de grâce dans le simple fait d’exister,​ au-delà des occupations,​ au-delà des sentiments forts, au-delà des engagements,​ et c’est de cela que j’ai voulu rendre compte. De ce petit plus qui nous est donné à tous : le sel de la vie. » 
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-Peu importe la forme que prend votre pas de côté, en fin de compte : pourvu qu’il comporte une intention et le principe immanent du cesser de nuire. À soi, aux autres, à la tenue du monde. Mais sous prétexte que ça ne va pas révolutionner leur vie, beaucoup se privent de ces petites victoires volées sur le quotidien parce que « ça ne changera rien ». Mais si ça change ! Naturellement. À trop viser de grandes victoires futures, on en oublie de saisir celles qui sont à portée de main. Elles sont pourtant le carburant des grandes épopées de demain : sans elles, comment poursuivre, toute une vie durant, des aspirations qui semblent si loin ? Ou a contrario, sans elles, comment réaliser que parvenir est devenu superflu… Puisqu’on est déjà si bien. 
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-Il serait absurde de nier que les conditions matérielles d’existence ont un impact sur la formation des consciences,​ des désirs mêmes. Il existe une part de déterminisme social. Mais il serait complaisant et intellectuellement malhonnête de ne pas reconnaître que ce déterminisme n’a pas pour vocation d’exonérer l’individu de son libre arbitre : ce raccourci a fait suffisamment de dégâts. Aussi je le redis : se réfugier à tout bout de champ dans l’absence de choix, s’abriter derrière la fatalité pour ne rien entreprendre,​ est une abdication de la volonté qui, contrairement aux idées reçues, résiste rarement à l’examen. De mon expérience,​ l’autocensure est bien plus souvent déterminante qu’on ne l’imagine. Et assez inexplicable si l’on veut bien examiner la part de moral ruiné qui pourrait être évitée. Nos marges de manœuvre se réduisent ? Au moins saisissons-nous de celles qu’il nous reste, allons chercher ces petites brèches de liberté. Et une fois pris goût à l’affranchissement et à la jubilation, allons en arracher davantage dans l’insubordination. 
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-Scruter ses envies, et les satisfaire quand c’est possible, sans s’inventer d’excuses en toc. Scruter aussi ses malheurs, et les secouer. Retrouver sa capacité à faire des choix autonomes, ceux qui dépendent encore de soi… C’est aussi réinvestir sa souveraineté d’individu : dire non au système et oui à soi-même, loin d’être un acte égoïste, est la première brique d’une émancipation collective des normes que nous impose la société, et de celles que l’on s’impose soi-même. Se reconnaître cette capacité à la transgression,​ c’est passer de la soumission à l’action, c’est déjà subvertir le système et mettre un petit coup d’Opinel dans la toile des conventions. 
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-On peut néanmoins faire autant de pas de côté qu’on le veut pour mieux guider sa propre vie, un coup de canif isolé ne suffira pas à ébranler les fondations du système. Le cadre reste le même qui dessine les contours, bride et malmène. Seul, on ne fait qu’effleurer la surface du système sans rien résoudre ni en profondeur ni sur le long terme, les mêmes causes produisant les mêmes effets. Plusieurs coups portés simultanément en des endroits ciblés peuvent s’avérer plus efficaces, mais des îlots séparés ne peuvent former un archipel sans concertation ni conscience collective. Or face au Monstre, à la Machine, aux destructions qu’engendre le monde moderne, c’est bien d’un archipel dont nous avons besoin. 
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-Après des années à chercher à forcer l’unité politique en vain, à s’acharner à convaincre tout le monde de rentrer dans la même case, à confondre rapport de forces et culture du nombre, à essayer de s’imposer,​ d’un groupe à l’autre, les mêmes mots d’ordre et modes d’action, nous avons oublié que chacun peut être à son poste tout en contribuant à un plan plus large. 
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-Ce dont nous avons besoin n’est pas de former un continent, mais d’archipéliser les îlots de résistance. Édouard Glissant, pour qui la culture archipélique et la poétique de la diversité pouvaient s’appliquer au champ politique, écrivait aussi à propos du rhizome : « La racine unique est celle qui tue autour d’elle alors que le rhizome est la racine qui s’étend à la rencontre d’autres racines. » 
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-Nous avons besoin de ce rhizome, de cet archipel. Nous avons besoin d’îlots organisés et unis par une stratégie et un but commun. Or cette appartenance à un même ensemble, qu’on le qualifie de classe sociale, d’espèce humaine ou de monde vivant, cet intérêt général est aujourd’hui brutalement réactivé autour d’un enjeu universel à préserver les conditions de vie sur Terre. Cela ne se fera pas sans une vision à la fois systémique et archipélique des combats à mener. C’est ce double principe qui devrait aujourd’hui guider toute réflexion politique sensée. 
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-Je suis attristée, parfois en colère ou découragée,​ de voir se développer une écologie « intérieure » dépourvue de conscience de classe, qui se drape dans l’apolitisme et s’exonère d’analyse systémique. Se piquer d’harmonie avec la Terre et d’humanisme en regardant s’organiser les luttes collectives au mieux de loin, au pire avec dédain, me semble une absurdité. Comment se soucier de son « cosmos intérieur » sans se préoccuper des océans de misère qui l’entourent ? Comment avoir à cœur de se nourrir sainement dans une coopérative locale, sans éprouver un jour l’envie de s’attaquer à la grande distribution ? J’ai toujours du mal à comprendre que des mouvements vegan ou pro-loup s’en prennent aux petits éleveurs, des militants antinucléaires aux salariés des centrales, des antivaccins aux médecins, des antipollutions aux automobilistes,​ mais que les mêmes ne fassent pas le lien, au nom d’une pureté apolitique, avec les décisions prises ailleurs. Dans les conseils d’administration des grands laboratoires pharmaceutiques complaisamment relayés par certains ministères,​ au sein des multinationales semencières qui déforestent outre-Atlantique et nourrissent le bétail ici, dans les couloirs de l’Union européenne qui décide des critères de la politique agricole commune, de la libéralisation du rail et des traités de libre-échange,​ au Parlement national qui vote les lois sur l’alimentation,​ la santé ou les transports, dans les conseils municipaux qui financent des ronds-points pour l’installation d’énièmes supermarchés en périphérie de ville… Ces décisions ne sont-elles pas éminemment politiques ? Peut-on prôner une vie harmonieuse avec le monde vivant, défendre la biodiversité et lutter contre les dérèglements climatiques sans chercher à s’opposer à ces politiques qui, pourvues d’un but réfléchi, sont responsables,​ voire criminelles,​ et porteuses d’un projet de société inique qu’elles sont en train de nous imposer ? Voilà où se situe le véritable adversaire à combattre projet contre projet : pas chez son voisin de café hâbleur, le petit gérant de franchise ou la vieille diesel de sa belle-sœur. Eux sont à convaincre et à rallier. Le véritable ennemi est celui qui sait, qui possède les leviers pour que ça change, peut choisir de les activer, et qui ne le fait pas. De manière délibérée. 
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-Bien sûr, il y a une bataille culturelle à mener, des mentalités à faire évoluer, des comportements individuels à modifier. Mais soyons lucides : le saut en matière de climat et de biodiversité paraît désormais bien trop grand pour pouvoir être réalisé, à la bonne échelle et à temps, par une somme d’actes individuels,​ sans s’attaquer aux grandes masses que sont les oligarchies financières,​ industrielles et politiques qui concentrent à la fois captation des richesses et dégâts sur les écosystèmes. En outre, beaucoup de personnes sont aujourd’hui conscientes des changements de fond à mener mais n’en ont tout simplement pas la possibilité. Leurs conditions matérielles d’existence entre précarité,​ disparition des services de proximité, nécessité de travailler, dévissage culturel, laissent peu d’énergie et de disponibilité d’esprit à la fin de la journée pour se préoccuper de l’avenir ou du reste de l’humanité. 
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-Cela ne signifie pas qu’il ne faille rien faire ni « prendre sa part ». Mais en arrêtant de croire que la société peut se résumer à la somme des individus qui la compose : le changement par contagion d’exemplarité est une belle histoire, hélas elle ne fonctionne pas. Des initiatives éparses, des alternatives qui permettent à un petit groupe, localement, de s’organiser et vivre différemment,​ il en existe depuis des décennies. Si elles ont permis à des individus de vivre mieux : très bien, c’est toujours ça de pris. Mais en quoi ont-elles ébranlé le système ? Les dérives dénoncées dans les années 1970 n’ont fait que s’amplifier depuis. 
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-Fermer son robinet en se brossant les dents est une bonne chose et ne nuit pas. Tant qu’on est lucide sur l’impact et la raison de le faire. Si vous le faites pour sauver le monde vous risquez d’être déçu, et ceux qui vous font miroiter cette ambition sont des faussaires qui, en général, y trouvent leur affaire. Si vous le faites plus modestement l’été pour vous sentir en droit d’arroser vos Cosmos sulphureus assoiffés, ou juste pour vous sourire dans le miroir à la fin de la journée, alors oui. Pour la dignité. Mais n’y mettons pas trop de portée révolutionnaire. Il s’agit là de comportements qui ont une visée non explicite mais implicite : on ne les adopte pas pour convaincre d’autres et ainsi changer le monde, juste pour être cohérent avec ses propres convictions. Il n’y a pas de quoi en faire la publicité, encore moins un programme politique. 
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-Il y a au mieux une forme de naïveté égoïste à cultiver son jardin en rejetant l’idée d’engagement politique, au pire une imposture quand l’écologie de vitrine va jusqu’à se marier avec les lobbies de l’industrie,​ faire appel au mécénat des pétroliers ou vendre des conférences à un grand patronat en quête de virginité. Dissocier l’écologie d’un positionnement politique clair sur le capitalisme,​ le libre-échange,​ la mondialisation et la finance, c’est la priver d’une ancre primordiale et prendre le risque de dérives inquiétantes. Ainsi de la « terre qui ne ment pas » pétainiste ou de la récupération du lien sacré au vivant par tous les obscurantismes,​ xénophobes comme religieux. 
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-L’analyse systémique de l’écosocialisme,​ qui postule que l’écologie est incompatible avec le capitalisme,​ consiste précisément à ne pas dissocier les effets sociaux, environnementaux,​ économiques et démocratiques du système d’organisation productiviste. Sa radicalité,​ au sens d’une analyse exigeante qui s’obstine jusqu’à pénétrer la racine des causes, est ce qui lui permet de ne pas s’égarer du côté de l’imposture du capitalisme vert, de l’écologie libérale, des accommodements qui consistent à n’agir qu’en surface, sur les conséquences,​ sans s’attaquer aux causes du problème ni bouleverser le système. 
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-Une fois énoncés ces principes fondamentaux… reste la part de faillibilité humaine. La tentation est grande et fréquente de fuir ces rectitudes et de se mettre en retrait du monde, il ne serait pas honnête de le taire. De tout envoyer au diable et de profiter de la vie tant qu’il y en a, sans se soucier des lendemains, qu’ils chantent ou pas. Surtout quand on est en immersion permanente dans l’actualité politique, exposée quotidiennement à tout ce que la société contemporaine est capable de produire de pire en termes de détresse sociale, de cruautés humaines et d’indécence politique. 
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-L’engagement comporte ses moments de découragement et ses cascades de déceptions. Le collectif, d’émulateur,​ devient parfois fardeau ; le facteur humain et les enjeux électoraux viennent toujours tout compliquer, parfois jusqu’à tout gâcher. La conquête du pouvoir est longue, trop longue face à l’urgence. Elle est ingrate. Les citoyens se détournent de la politique, elle-même se salit chaque jour davantage. Le système s’en frotte les mains, qui décourage les initiatives collectives,​ associatives,​ syndicales, en les asphyxiant une par une, en promouvant l’individualisme et en alimentant la fable de lois du marché qui édicteraient la marche du monde en excluant toute alternative. 
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-Peu à peu, les actes individuels sont insidieusement érigés en nouvelle frontière. Parce qu’on avance plus vite seul, et qu’on ne va pas toujours plus loin ensemble. Les trajectoires personnelles,​ du lanceur d’alerte à l’essayiste universitaire en passant par les figures de proue médiatiques des partis, supplantent les collectifs qui ont fait de l’anonymat un principe, des Camille de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes au Comité invisible. D’autres, plus conformes à l’air du temps, passent leurs journées à « se faire un nom », au détriment souvent du fond. C’est ainsi que progresse l’idée d’inspiration plus libérale que libertaire selon laquelle c’est à chaque individu d’agir dans une société dont le tout ne pèse pas davantage que la somme des parties. 
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-Je ne nie pas l’importance de l’incarnation,​ en politique comme plus généralement dans la vie : on a besoin de héros du quotidien, de parcours et de récits dans lesquels se projeter – je le fais bien avec Moitessier. Et je ne nie pas l’importance des choix individuels,​ le refus de parvenir en est un. Je me méfie en revanche du glissement insidieux du combat politique vers le registre moral et personnel. L’acte isolé, même démultiplié,​ n’a aucune chance dans un système dominé par les oligopoles et les lobbies, qui l’ont bien compris : eux ont tout intérêt à prôner ces petits gestes qui donnent l’illusion d’agir pour le bien commun sans bousculer l’ordre établi ni établir de réseau trop maillé. Je crains ainsi que le clic du pétitionnaire,​ l’indignation partagée sur les réseaux sociaux, et même le panier acheté à l’Amap, pour être louables et sincères, s’ils ne sont pas reliés et vertébrés par un projet, ne fassent partie d’un monde où l’avenir de l’écologie oscille encore entre capitalisme vert, restrictions individuelles et survivalisme. Où l’oligarchie stocke et s’organise pendant que les actes isolés peinent à faire masse. 
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-Je ne prétends pas hiérarchiser les différents niveaux d’action, il nous les faut tous. Et je me sens moi-même égarée quant au meilleur moyen d’être utile, quant à la pertinence, même, de continuer à rechercher cette utilité. N’est-il pas vain de penser agir sur les grandes bifurcations du monde ? Hari Seldon, le psycho-historien de Fondation, la trilogie culte d’Isaac Asimov, croyait à la tectonique des grandes masses humaines, pas à l’irruption de la révolution,​ fût-elle menée par un groupe d’individus structuré. J’observe avec bienveillance et espoir d’autres formes de mobilisation collectives et individuelles s’inventer. J’y contribue quand cela me semble sensé, et je suis de plus en plus persuadée que face à l’urgence des catastrophes en cours, il ne s’agit plus de froncer le nez : toutes les initiatives sont à encourager. Peut-être doivent-elles désormais être évaluées non plus uniquement à l’aune de leur efficacité future, mais aussi à celle de leur sincérité et de la dignité qu’elles apportent au présent. 
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-La société en est arrivée à un tel état de dévissage culturel, le conformisme et l’injonction normative sont devenus de tels fléaux que toute déviation, tout pas de côté, toute élégance gratuite en vient à acquérir une portée subversive. Aussi, couplés à une intention politique, le refus de parvenir et la dignité du présent sont aujourd’hui susceptibles de s’inscrire dans la longue lignée de l’action directe et de la non-coopération au système, au titre de sabotage symbolique. 
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-Mais alors, c’est révolutionnaire ou pas ? Le refus de parvenir : projet politique ou morale personnelle ? Où est la lutte des classes dans ces notions de choix et de dignité ? Est-ce que tout ça relève d’une forme exigeante de solidarité,​ ou juste d’états d’âme de privilégiés ? L’écosocialisme est-il un anarchisme, et d’ailleurs où est le rôle de l’État dans tout ça ? 
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-Ce texte est plein de questionnements,​ j’en suis consciente. Je l’assume d’abord par sincérité,​ ensuite par hantise de ressembler à ces manuels de développement personnel saturés de recettes magiques et d’avis définitifs. J’ai vu des camarades prétendre et suraffirmer ce qu’ils supputaient pour compenser leur sentiment d’imposture,​ j’en ai observé qui préféraient contre-attaquer et redoubler de violence plutôt que de reconnaître s’être trompé. Le ring politico-médiatique exige des déclarations péremptoires,​ des convictions exclusives et des camps bien démarqués. Aboyer plus fort une opinion peut parfois y faire une vérité. C’est un jeu qui a vite cessé de m’amuser. Je ne sors pas de l’œuf, j’ai pris des coups, et en ai rendu quelques-uns. On m’a conseillé de me caparaçonner. Mais je ne suis pas une forteresse, et je ne le serai jamais. Cela me ferait trop ressembler à ceux que je considère aujourd’hui comme des adversaires de forme, comme j’ai des ennemis de fond. 
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-Ce principe a rejoint celui du refus de parvenir, souvent. J’ai choisi de renoncer à des titres, à des postes et des mandats qui sonnaient comme des aubaines et des promesses de visibilité. J’en ai jugé le prix à payer trop élevé : il incluait d’aller cajoler, ou de réclamer, de fermer les yeux ou de participer à la médiocrité. Il y a des choses, au fil du temps, auxquelles on n’a plus envie de contribuer, qu’on ne veut plus s’infliger. 
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-Aussi les contradictions qui peuvent apparaître au fil des pages ne sont pas l’effet d’une conscience chaloupée, mais au contraire l’effet paradoxal de la force d’une certitude acquise sur les fins qui libère la réflexion sur les moyens. Ce n’est qu’une fois muni d’une boussole bien réglée que l’on peut s’interroger sur le meilleur chemin pour y arriver. C’est aussi le reflet d’une époque de confusion où repères et certitudes vacillent quant aux meilleurs moyens de redresser la barre : seuls des fous peuvent encore entretenir l’illusion dogmatique et sectaire de détenir l’unique et meilleure manière de faire. C’est enfin le signe d’une réflexion qui accepte de se laisser bousculer par le réel et l’état de la société, le témoignage d’un état qui n’est pas une posture, et de la conscience que cet état est à la fois unique et multiple, universel dans sa singularité. Il peut donc être partagé : comme l’amour, le doute est un sentiment humain qui cherche partout son reflet. 
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-Ainsi de l’émotion qui m’a saisie de me lire en miroir sous la plume de Mona Chollet dans Chez soi : au titre de mes paradoxes, je défends ma solitude jalousement,​ m’isolant chez moi des journées entières, tout en m’engageant le reste du temps dans des processus collectifs épuisants. Casanière, je suis sans cesse en déplacement. Sédentaire,​ je pratique le nomadisme militant. Et je ne suis sans doute pas la seule à être souvent tentée de tout arrêter, de me retirer dans cet état solitaire si difficile à assumer socialement. Cultiver mon jardin, lire et écrire, contempler, faire sans dire, me suffire à deux. J’aimerais. Je pourrais, j’ai cette chance inouïe. Mais il y a cette petite voix, ce sur-moi qui me souffle que c’est trop tôt, qu’on n’a pas le droit de flancher. Qu’il faut encore faire société, apprendre, lutter et accompagner. 
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-De fait, je n’assume pas de me désintéresser du sort de mes congénères. Mais je ne sais pas non plus que faire de ce sentiment pressant que je n’ai plus devant moi que quelques belles années. Et si l’optimisme m’a depuis longtemps quittée, sur la marche du monde comme sur la nature humaine, la réflexion m’oblige à continuer, à ne pas faire sécession. Non dans l’espoir de victoires futures, je ne crois plus aux actions déterminantes qui pourraient tout changer et je doute de plus en plus que nous soyons en mesure de redresser la situation, non, si je reste concentrée ce n’est plus dans l’objectif de gagner un jour. Pas que j’ai le moindre goût pour les batailles perdues d’avance ou pour la marginalité politique, mais la lucidité acquise au fil des ans, couplée à l’effondrement qui vient, me souffle qu’il est vain de prétendre changer le monde. Tout juste peut-on tenter d’en préserver la beauté, en gage de notre humanité. Avant d’avoir tout saccagé. S’il faut continuer c’est pour ça, pour la dignité du présent. 
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-La dignité du présent m’a été soufflée au creux de l’oreille par Morel et sa lutte pour les éléphants en Afrique équatoriale française dans Les Racines du ciel de Romain Gary. « Devenu amok par misanthropie » selon ses détracteurs,​ « bandit d’honneur » pour d’autres, Morel sort des cases. Seul et débraillé,​ les mains vides avec sa pétition, il dérange. En se démenant pour faire cesser le massacre des éléphants,​ un combat de toute évidence vain mais mené sans concession, Morel fait office de sur-moi implacable et renvoie à chacun un reflet honteux. Mais tout en tendant ce miroir ingrat, il offre également la possibilité du sursaut salutaire. Et ceux qui ne la saisissent pas, en plus de se mépriser, en détestent encore davantage Morel. Car sa cause place chacun face à un choix : l’ignorer et le traiter comme un fou, un amok, ou reconnaître que les fous sont ailleurs, signer cette pétition, et tenter de redonner un peu de grandeur d’âme à l’humanité. Cette humanité déshonorée d’avoir imaginé la bombe, cette pathétique humanité dont les membres « se sentent tellement seuls et abandonnés,​ qu’ils ont besoin de quelque chose de costaud, qui puisse vraiment tenir le coup. Les chiens, c’est dépassé, les hommes ont besoin des éléphants ». 
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-Ce livre qu’un ami m’a offert il y a dix ans, que j’avais alors trimballé et lu sur les bancs de Marseille face à la Méditerranée,​ Bernard Moitessier l’a emporté avec lui sur Joshua en mer pour accompagner sa longue route solitaire. C’est ce détail qui me l’a fait relire. Ce n’en était pas un. Les Racines du ciel est un chef-d’œuvre dans lequel je me replonge dix ans après avec un respect infini. Paru en 1956, tout y est. 
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-La Longue Route ne lasse pas de m’interroger sur ce mot : abandonner. Pour Moitessier, abandonner c’était renoncer à sa voix intérieure et continuer la course. Il a résisté à la tentation. Je m’interroge sur la pertinence de persévérer dans le combat politique quand certains jours tout me crie de faire sécession, de cultiver le lieu et l’instant. À l’instar de l’orchestre du Titanic qui continue à jouer, digne et vertical jusqu’au naufrage, pendant que les autres passagers s’entretuent pour se sauver, quelle est la meilleure manière, la plus adaptée, d’ajouter de la poésie au monde, de défendre la beauté dans une société en train de couler ? 
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-« Le fil du rasoir est bien étroit. Je vois ma vie menacée par deux périls : par les bouches avides de la gourmandise,​ de l’autre par l’amertume de l’avarice qui se nourrit d’elle-même. Mais je tiens à refuser de choisir entre l’orgie et l’ascèse,​ même si je dois pour cela subir le supplice du gril de mes désirs. Pour moi, il ne suffit pas de savoir que, puisque nous ne sommes pas libres de nos actes, tout est excusable. Ce que je cherche, ce n’est pas une excuse à ma vie mais exactement le contraire d’une excuse : le pardon. L’idée me vient finalement que toute consolation ne prenant pas en compte ma liberté est trompeuse, qu’elle n’est que l’image réfléchie de mon désespoir. En effet, lorsque mon désespoir me dit : Perds confiance, car chaque jour n’est qu’une trêve entre deux nuits, la fausse consolation me crie : Espère, car chaque nuit n’est qu’une trêve entre deux jours7. »  
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-J’aimais tant regarder les cargos s’en aller et flâner dans les ports. Depuis que j’ai vu le film All is Lost avec Robert Redford dans le rôle du naufragé solitaire après que son voilier a heurté un conteneur, je ne les regarderai plus jamais de la même manière. Voilà plusieurs semaines que je m’immerge dans le monde de la navigation et que je tombe amoureuse de marins au long cours. La paix de Moitessier me donne de vraies bouffées de joie, le tourment de Crowhurst ne me quitte pas. 
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-Le livre terminé, je passe encore mes journées en compagnie des personnages des Racines du ciel. Je comprends de mieux en mieux pourquoi Moitessier l’a emporté. Certaines phrases continuent de résonner, leurs humeurs misanthropes déteignent sur moi, je me tracasse des mêmes questions et soupire d’autant plus que je dors peu. Ce texte m’imprègne jusqu’aux veines, comme le roman ultime qui vous ferait ne plus jamais écrire une ligne. Pétris tout à la fois de grandeur et de médiocrité,​ d’un besoin de consolation impossible à rassasier, tous ces individus perdus deviennent magnifiques de brèches et de fragilité lorsqu’ils sont confrontés à la résistance inflexible de Morel contre le massacre de la faune africaine. Lorsqu’ils sont confrontés à cette ultime marge de la dignité humaine. 
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-La dignité du présent est ce qu’il nous reste de plus sûr face à l’improbabilité de victoires futures, de plus en plus hypothétiques au fur et à mesure que notre civilisation sombre. C’est une manière de faire de nécessité vertu et de ne pas tout perdre à la fin – ou si l’on gagne in fine, de le faire bien. Une boussole éthique qui permet de distinguer refus de réussir et refus de parvenir « pour soi », et d’acquérir une essence de l’action qui existe pour elle-même, dont la réalisation porte en elle-même ses propres revendications. C’est aiguiser en soi la capacité à mener des batailles désintéressées,​ à dire non, et se donner la puissance de décliner une offre séduisante plutôt que d’acter le déclin de sa propre décence. 
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-C’est cette capacité de discernement qui fait la grandeur de l’engagement politique : les choix de chacun doivent se situer dans l’être et la manière tout autant que dans le faire. Hélas, c’est une ligne de conduite dont on est loin, et la politique a toujours souffert d’oublier que les moyens doivent être à l’image de la fin : exemplaires. 
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-« On ne soulignera jamais assez que la révolution ne sert à rien si elle n’est pas inspirée par son idéal ultime. Les méthodes révolutionnaires doivent être en harmonie avec les objectifs révolutionnaires. Les moyens utilisés pour approfondir la révolution doivent correspondre à ses buts. En d’autres termes, les valeurs éthiques que la révolution infusera dans la nouvelle société doivent être disséminées par les activités révolutionnaires de la période de transition. Cette dernière peut faciliter le passage à une vie meilleure mais seulement à condition qu’elle soit construite avec les mêmes matériaux que la nouvelle vie que l’on veut construire. La révolution est le miroir des jours qui suivent ; elle est l’enfant qui annonce l’Homme de demain8. » 
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-Carpe that fucking diem, difficilement traduisible en français… Une manière d’appeler à profiter de la vie en lucidité, à combiner le pessimisme de l’intelligence et la saveur du présent, de clamer qu’il faut rester en quête des lucioles même si la Machine est en train de tout gâcher. 
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-De la même manière que je peine à faire jaillir des citations des Racines du ciel, une sélection impossible à réaliser, je cherche en vain à extraire une phrase ou deux d’un article fondateur, lui-même basé sur des citations, qui m’imprègne depuis tant d’années qu’il forme aujourd’hui un tout, un texte qui n’est plus un texte mais une idée. Il s’agit de l’article « Des lueurs, des malgré tout » d’Émilien Bernard paru en 2015 sur le site Article 11, consacré à la fin des lucioles chez Pier Paolo Pasolini et à leur survivance, des années après, chez Georges Didi-Huberman. Je guette les lucioles sans relâche depuis. À défaut de proliférer dans mes activités en journée, elles apparaissent parfois à la tombée de la nuit. Hier, une petite lueur verte est apparue dans mon jardin. Une vraie, pas une allégorie. J’en ai souri d’allégresse,​ mais mon premier geste a vite cédé la place à la tristesse. 
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-« La nuit dont je te parle, nous avons dîné à Paderno, et ensuite dans le noir sans lune, nous sommes montés vers Pieve del Pino, nous avons vu une quantité énorme de lucioles, qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient,​ parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières9. » 
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-« Au début des années 1960, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau […] les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant10. » 
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-En l’espace de trente ans, les bosquets ont fait long feu et les lueurs de joie se sont évaporées. Le ton du Pasolini de 1975 est amer et fataliste. Consumérisme,​ vide du pouvoir et naufrage politique, l’écrivain désenchanté parle de « désastre économique,​ écologique,​ urbaniste, anthropologique » et d’« un peuple dégénéré,​ ridicule, monstrueux, criminel ». Les lucioles lui servent de « définition à caractère poético-littéraire » pour désigner ces petits repères lumineux qui s’éteignent,​ absorbés par les « lumières éclatantes » d’une société qui ne laisse plus aucune ombre où s’aimer. Comme l’écrit Émilien Bernard : 
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-« Les criardes lumières de la télévision. Les inquisitrices lumières du pouvoir. Les factices lumières de la marchandise. Les terrifiantes lumières des projecteurs policiers. Et l’illustre Pasolini de pleurer sur ce temps perdu où l’éclairage n’avait pas tout dévoilé. Où dans l’ombre on s’embrassait,​ on complotait, on riait. Sans peurs. » 
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-Neuf mois plus tard, Pasolini est assassiné. Il était en train de rédiger un livre sur les liens mafieux du pétrole avec les services secrets, le pouvoir politique et le conglomérat de la chimie Montedison. Dans l’« Article des lucioles », Pasolini concluait par ces mots : « De toute manière, en ce qui me concerne (si cela peut intéresser le lecteur), que ceci soit net : je donnerai toute la Montedison, encore que ce soit une multinationale,​ pour une luciole. » 
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-Dans « Des lueurs, des malgré tout », Émilien Bernard revient sur l’interprétation qu’en fait Georges Didi-Huberman en 2009, trente-quatre ans plus tard : 
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-« Il faut alors comprendre que l’improbable et minuscule splendeur des lucioles, aux yeux de Pasolini […], ne métaphorise rien d’autre que l’humanité par excellence, l’humanité réduite à sa plus simple puissance de nous faire signe dans la nuit. Pour Didi-Huberman,​ néanmoins : “Il y a tout lieu d’être pessimiste, mais il est d’autant plus nécessaire d’ouvrir les yeux dans la nuit, de se déplacer sans relâche, de se remettre en quête des lucioles.” […] Une chose est de désigner la machine totalitaire,​ une autre de lui accorder si vite une victoire définitive et sans partage. […] C’est agir en vaincus : c’est être convaincu que la machine accomplit son travail sans reste ni résistance. C’est ne voir que du tout. C’est donc ne pas voir l’espace, fût-il interstitiel,​ intermittent,​ nomade, improbablement situé, des ouvertures, des possibles, des lueurs, des malgré tout. Et citant Walter Benjamin, il résume ainsi son dessein : il faudrait “organiser le pessimisme”. » 
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-Pour organiser le pessimisme, encore faut-il partir de ce qui est – et non d’un niveau d’engagement tel qu’on le souhaiterait,​ ou de la chimère d’un peuple constitué. Le « collectif », le « peuple », les « citoyens » fonctionnent en politique comme autant d’injonctions et de fantasmes de masses homogènes. Dans une société parcellisée par des décennies de déstructuration méthodique des liens sociaux, on peine à trouver une classe pour soi, c’est-à-dire consciente de son appartenance commune. De même qu’il ne suffit pas de crier le plus fort pour avoir raison, et que répéter une erreur cent fois n’en fait pas une vérité, la méthode Coué ne suffira pas à faire apparaître de nouveaux bataillons prêts et formés à lutter. Si ceux-ci existent dans le monde militant, les renforts prêts à s’engager de manière radicale sont aujourd’hui pour beaucoup en refus de structure. Pour apparaître et peser comme corps social non organisé, ils ont a minima besoin de bannières communes. Le refus de parvenir, le cesser de nuire et la dignité du présent pourraient contribuer à une telle matrice en lui fournissant un triptyque à la fois politique et éthique. 
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-Cela permettrait en outre de commencer à répondre à l’angle mort du « spirituel » en politique – non dans son sens religieux, conventionnellement adopté en Occident, mais comme exploration entre l’intériorité et l’extériorité,​ et mise en rapport de soi à un tout plus grand. Une sorte de chemin intérieur fertile qui favorise le passage à l’action. On est très frileux en France sur ces sujets, et si les bases politiques de la critique du système ont largement été théorisées et discutées, la dimension spirituelle a quant à elle été écartée peut-être un peu rapidement. Il faut sans doute y voir l’héritage du rationalisme dogmatique et de Platon qui mettait en garde contre l’expérience sensible, prompte à travestir l’appréhension du réel et considérée comme une « pseudo-connaissance ». S’y ajoute probablement aussi la « laïcité à la française », dont le combat historique génère aujourd’hui une pusillanimité qui frôle parfois la peur panique de l’intrusion du religieux en politique. Quelle qu’en soit la cause, toujours est-il que le camp dit progressiste,​ en évacuant d’emblée émotions, morale et valeurs – au mieux parle-t-on de principes – se prive ainsi d’une réflexion essentielle sur l’échelon individuel de la métamorphose et de la mobilisation. 
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-Au-delà du « connais-toi toi-même » devenu un poncif, la mutation profonde du monde tel que nous le connaissons,​ l’hypothèse même de sa disparition,​ nous oblige à revoir nos propres fondations et les certitudes qui nous ont été inculquées : le mythe du progrès associé à la croissance économique,​ la foi en la technique pour nous sauver, la supériorité de l’homme sur la nature et la possibilité illimitée d’y puiser. Certes, la situation nécessite de revoir le système économique,​ l’organisation de la production, les forces sociales à mettre en mouvement pour y arriver. Mais cela suppose aussi un cheminement individuel : non pour appliquer la morale communément admise, mais au contraire pour la questionner et se munir ainsi d’une éthique, c’est-à-dire d’une réflexion argumentée en vue du bien-agir. 
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-Le discours politique contourne cette question, souvent par peur de tomber dans l’ésotérisme ou le sentimentalisme. On ne peut pourtant pas qualifier d’obscur ni de niais un philosophe comme Jean-Pierre Dupuy qui évoque l’« éthique qui érige en impératif absolu la préservation d’un futur habitable par l’humanité », ou l’historien Hans Jonas qui parlait d’un « principe de responsabilité » et d’une « éthique du futur ». Dans leur lignée, il est temps de réfléchir à une éthique de l’effondrement associée au projet politique, ancrée dans le réel, faute de quoi nous laisserons le champ libre aux dérives sectaires prêtes à s’engouffrer et déjà bien positionnées sur le marché des égarés en souffrance, dont le nombre risque de s’amplifier. Faute de quoi également nous risquons de reproduire les mêmes erreurs, fondées sur les mêmes croyances et une vision du monde erronée. Or cette éthique-là aura du mal à se décréter de l’extérieur si un minimum de reconnexion à soi et d’introspection n’ont pas été menées. Je comprends et partage de nombreux doutes sur cette question de la spiritualité,​ mais il faut prendre garde à ne pas trop vite la balayer. La réaction aux « petits gestes individuels » pour le climat est comparable : souvent vilipendés pour leur manque de fond anticapitaliste,​ ils gardent pourtant leur utilité comme premier pas vers un parcours de « radicalisation politique » : en réalité, personne ne passe directement de la prise de conscience de l’urgence climatique au sabotage de chantiers. Or il est primordial dans la période actuelle d’ouvrir des espaces de transformation,​ pensés comme des sas vers l’organisation et la structuration politique. 
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-Ainsi le combo « refus de parvenir, cesser de nuire, dignité du présent » peut constituer un élément de réconciliation entre des univers qui n’en finissent plus de s’opposer : apôtres du changement individuel et partisans de l’action collective, marxistes et anarcho-libertaires,​ communistes et écologistes,​ apolitiques indécrottables et moines soldats du militantisme… Entre la rose et le réséda. ​ 
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-« Quand les blés sont sous la grêle / Fou qui fait le délicat / Fou qui songe à ses querelles / Au cœur du commun combat (…) Un rebelle est un rebelle / Nos sanglots font un seul glas11. » 
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-En appui à ces notions et en guise d’illustrations poético-littéraires,​ les lucioles de Pasolini, l’île en mer de Moitessier et les éléphants de Morel peuvent devenir autant de signes de ralliement susceptibles d’unir celles et ceux qui refusent le système, la Machine et son monde, qu’ils veuillent agir seuls, dans une organisation ou par cercles affinitaires. En replaçant dans une même intention une multitude de dissidences,​ isolées comme collectives,​ ils peuvent, à défaut de faire la révolution,​ acquérir une portée d’essence révolutionnaire. 
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-À vrai dire, l’exigence de tenue qu’impliquent refus de parvenir et dignité du présent pourrait même attirer quelques conservateurs repentis, parmi les plus préoccupés ou les plus ouverts. Il flotte d’ailleurs parfois en mer comme un parfum de principes et d’honneur qui, je dois l’avouer, n’est pas toujours pour me déplaire et que nous pourrions avantageusement nous réapproprier. 
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-Je découvre ravie au fil de mes incursions dans le monde de la navigation que le vocabulaire marin comporte ses sommets, crêtes et vallées. Je savoure cet entrelacs lexical qui répond à l’alternance de mes journées d’été : marches en montagne tôt le matin quand il fait encore frais, récits de mer l’après-midi quand la touffeur estivale empêche de s’activer. Je navigue en profane au hasard de mes découvertes,​ piochant sans aucune méthode au gré des rebonds, de La Longue Route à La Voile sauvage dénichée sur un marché, en passant par des extraits de tempête de Florence Arthaud, les récits d’Alain Gerbault ou le carnet brésilien d’Arnaud Lizop, devenu avocat parisien ; allongée dans l’herbe, j’écoute longuement, une patte de chat sur mon front, une série d’entretiens avec Isabelle Autissier… Hameçonnée comme par une addiction, je vois petit à petit se dessiner des goûts et des hiérarchies,​ le début d’une appropriation : moi qui n’y connais rien, je décide ainsi que je préfère la croisière à la course, la solitaire aux équipages, l’aluminium au bois, je bénis les quilles lestées et les petites voiles pour gros temps, je rêve de coquilles de noix insubmersibles plutôt que de grands bateaux, et décidément me projette davantage dans Moitessier que Linski : en bref, je me crée mon petit univers, loin des réalités maussades de l’actualité sur Terre. 
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-D’ateliers en conférences,​ j’expose et teste l’hypothèse critique de l’effondrement,​ le projet écosocialiste comme invariant, et cette éthique de la catastrophe que peut devenir la dignité du présent. L’appétit et la curiosité de mes interlocuteurs sur ces notions sont surprenants et témoignent d’une grande disponibilité intellectuelle pour mettre en mots l’incertitude que font peser sur le monde que nous connaissons les dérèglements climatiques,​ la dépendance au numérique, la spéculation financière,​ l’impasse démocratique. Si grande qu’il semble même que l’idée que nous atteignons des seuils de rupture a trouvé son chemin dans une brusque accélération,​ nous faisant passer d’une longue phase de déni à l’acceptation soudaine que tout serait foutu. Entre les deux, la phase des efforts politiques à entreprendre pour modifier la trajectoire risque d’être évacuée, comme gommée. Pourtant les signaux clignotent depuis des années. L’étude des effondrements de société survenus depuis cinq mille ans pointe deux caractéristiques communes et déterminantes : la surexploitation des ressources naturelles et l’explosion des inégalités sociales. On les voyait arriver depuis cinquante ans. On y est. 
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-Notre société déborde de trop-plein, obscène et obèse, sous le regard de ceux qui crèvent de faim. Elle est en train de s’effondrer sous son propre poids. Pesante, matérielle,​ démesurée. Elle croule sous les tonnes de plaisirs manufacturés,​ les conteneurs chargés à ras bord, la lourde indifférence de foules télévisées et le béton des monuments aux morts. Et les derricks continuent à pomper, les banques à investir dans le pétrole, le gaz, le charbon. Le capital continue à chercher davantage de rentabilité. Le système productiviste à exploiter main-d’œuvre humaine et écosystèmes dans le même mouvement ravageur. Comment diable nous est venue l’idée d’aller puiser du pétrole sous terre pour le rejeter sous forme de plastique dans des océans qui en sont désormais confits ? D’assécher les sols qui pouvaient nous nourrir, pour alimenter nos voitures en carburant ? De couper les forêts qui nous faisaient respirer pour y planter de quoi remplir des pots de pâte à tartiner ? 
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-Quelque chose est en train de se passer. Quelque chose dont nous avons tous conscience désormais. Les informations sont là, les appels de scientifiques se multiplient. Cela, de toute évidence, ne suffit pas. Il ne suffit pas d’abreuver les cerveaux d’information,​ de rapports d’experts,​ de chiffres, de dates et de dixièmes de degrés. Si c’était le cas, le monde aurait déjà changé. Il ne suffit pas non plus de les noyer de tracts, de communiqués,​ de réseaux sociaux et d’objectifs électoraux. 
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-Bien sûr, il y a des rapports de forces à installer face à une oligarchie rapace et dévastatrice,​ des subsistances à garantir pour libérer les consciences. Bien sûr. C’est le rôle du politique, au sens large, d’assurer les conditions de l’organisation collective pour y arriver. Et il est essentiel de poursuivre les mobilisations visant à amortir au mieux les dégâts de l’ère productiviste : relocaliser alimentation et activité, mieux répartir les richesses, atténuer nos émissions de gaz à effet de serre, réapprendre les savoirs manuels et retrouver de l’autonomie… Mais le temps nous rattrape. Les scientifiques estiment qu’il ne nous reste que quelques années avant de rentrer en terra incognita sur le climat, seulement deux pour la biodiversité selon la secrétaire exécutive de la commission pour la diversité biologique des Nations unies, et donc pas beaucoup plus pour préserver les conditions de vie humaine sur Terre. La politique peine à suivre ou ne le veut pas, les pratiques n’évoluent pas ou timidement, dans trop peu d’endroits,​ et le plus grand nombre tente de vivre dans des conditions de plus en plus précaires. Les signes de l’effondrement se multiplient. Nous avons besoin de renforts. 
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-Dans une société en perte de repères, où le superflu a pris le pas sur le nécessaire,​ où l’on confond plaisirs et bonheur, où l’on commente plus qu’on n’agit, émerge le besoin d’un nouvel ordre imaginaire, d’un récit collectif qui nous aide à ne pas désespérer et à reprendre pied. Pas pour se raconter de belles histoires qui détournent des efforts à faire, mais pour fournir à la résistance une culture de résistance. Nous avons aujourd’hui besoin d’un nouveau saut culturel. Si la science a fait sa part d’alerte, l’art et la culture peuvent encore l’amplifier. Ils façonnent la société, à la manière d’un soft power. Ainsi, la science-fiction des années 1940-1950 a largement irrigué l’imaginaire de cette période. J’aime imaginer qu’elle a contribué à la création en 1972 de La Gueule ouverte, la même année que le rapport du Club de Rome, et plus globalement participé à la prise de conscience des risques climatiques et technologiques. Peut-être plus sûrement d’ailleurs par une génération de lecteurs-spectateurs plongés dans leurs dystopies et autres voyages temporels que par des arguments rationnels et policés. 
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-La fiction facilite un processus intérieur qui relève à la fois de la projection et de la distanciation,​ et ouvre à la variété des croisements de l’intime et de l’engagement. Or dans la bataille culturelle qui s’est enclenchée,​ il ne s’agit plus uniquement d’informer mais bien de percuter cette part sensible. De s’adresser aux tripes, aux veines, aux poings : de considérer les êtres humains dans leur globalité et dans leur essence, un maelström de raison et d’émotions. Il nous faut aller puiser dans de nouveaux registres cognitifs pour affecter : les intuitions du cerveau, les chiffres imprimés dans les journaux, tout ceci doit maintenant être éprouvé par les sens. Nous avons besoin pour cela de pieds nus dans la boue, de morsures du soleil, de parfums d’altitude,​ de piqûres d’orties et de caresses de prairies, du rouge des coquelicots,​ de sifflets de train et de roulements de tonnerre dans un cirque alpin. Mais nous avons aussi besoin d’alimenter notre cerveau de constructions intellectuelles nouvelles : la partie consacrée aux informations est gavée, les sens relèvent de l’intimité,​ il faut donc nourrir la puissance d’agir de nouvelles sources d’inspiration pour se reconstruire un horizon. 
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-La création engagée se voit ainsi assigner la double mission de montrer le réel et de convoquer l’imaginaire,​ l’anticipation celle de tamiser le présent pour y débusquer les prémices du futur – « désincarcérer le futur » selon la magnifique expression du collectif Zanzibar. À l’instar d’un dispositif optique, la fiction se met au service de la presbytie humaine pour l’aider à focaliser sur ce qui est parfois trop près pour être perçu distinctement. En mettant en scène des personnages fictifs, en situant l’intrigue dans un futur plus ou moins proche, voire sur une exoplanète qui n’est pas tout à fait la Terre, la science-fiction introduit à la fois une proximité d’émotions à travers des figures qui incarnent, ressentent, vivent et auxquelles il est plus facile de s’identifier que dans un essai froid et sourcé, en même temps qu’elles permettent, par une distance bien dosée, de libérer l’imaginaire des constructions du réel et des figures imposées par le cadre contemporain. Il est parfois plus facile de voir la réalité à travers un filtre d’imaginaire qui amortit l’annonce de la catastrophe,​ puisque ce n’est pas tout à fait nous, pas tout à fait aujourd’hui,​ pas tout à fait ici. Avec le risque néanmoins de rester dans l’hypothèse fictionnelle qui entretient l’inaction et justifie la passivité, je veux tout de même y voir un premier pas vers l’acceptation de faits qui peuvent s’avérer trop effrayants dans le monde réel. 
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-La fiction post-apocalyptique est également un apport au réel quand elle se fait critique sociale, comme c’est le cas des incontournables films Rollerball et Children of Men, et décrit des sociétés à deux vitesses où une petite oligarchie s’est mise à l’abri pendant que les masses survivent à peine. Elle se fait source d’inspiration politique lorsqu’elle décrit de possibles mondes d’après ou des stratégies de contournement,​ d’accélération ou d’amortissement comme les planifient les psycho-historiens du cycle Fondation d’Asimov : Hari Seldon décide ainsi d’engager son savoir et son énergie non à éviter un effondrement de l’empire, qu’il juge inéluctable,​ mais à en réduire la portée. Écho lui en sera donné plus tard par le philosophe Jean-Pierre Dupuy et son « catastrophisme éclairé » qui invite à considérer la catastrophe comme certaine pour mieux l’affronter. Car paradoxalement,​ tant que le pire n’est pas certain, le combattre reste une option. « Hope dies, action begins » clame le mouvement anglais Extinction Rebellion : l’espoir est mort, l’action peut commencer. 
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-La fiction se fait enfin alerte quand elle prend pour décor un fond de guerre froide et de menace nucléaire, de propagation de virus mal contrôlés,​ de surpopulation et d’épuisement des ressources, ou d’une Terre rendue inhabitable par la folie humaine et le dérèglement du climat. Elle flirte avec la philosophie quand elle revisite le mythe de Prométhée,​ incriminé non pour avoir volé le feu aux dieux – merci à lui –, mais pour l’absence de limites humaines qu’il induit. Cette tendance à la démesure de l’espèce humaine a largement été explorée depuis l’hubris des Grecs anciens jusqu’aux seuils de contre-productivité d’Ivan Illich : les inventions humaines, après avoir amélioré le confort dans leur premier stade de développement,​ entraînent au-delà d’une certaine taille des effets opposés et dégradent, in fine, les conditions de vie qu’elles prétendaient optimiser. C’est le cas de l’automobile qui, après avoir raccourci les temps de déplacement,​ les rallonge aujourd’hui. Illich a fait la démonstration qu’en additionnant le temps passé à travailler pour acheter une voiture et en payer les frais d’assurance,​ de réparation,​ d’essence,​ le temps passé dans les embouteillages et celui dédié à trouver une place de stationnement,​ au final la vitesse moyenne de déplacement réelle en voiture était de six kilomètres par heure. Soit celle d’un piéton pressé. 
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-Des mythes à déconstruire,​ il en existe beaucoup. Le changement drastique des conditions de vie sur Terre, des pollutions à l’explosion de la teneur de l’atmosphère en gaz à effet de serre, impose la refonte de certains paradigmes, à commencer par le fameux dualisme nature / culture qui trop souvent assimile l’une à l’environnement,​ l’autre à l’Homme, dans une dialectique aujourd’hui dépassée par les événements. On entend ainsi souvent rétorquer, en opposition aux discours alarmants : « la planète, elle, s’en sortira ». Mais de quoi parle-t-on ? Car ce n’est clairement pas le cas du vivant : lui ne s’en sort pas du tout pour l’instant. Les scientifiques parlent de sixième extinction de masse et on ne compte plus le nombre d’espèces menacées, voire définitivement disparues. Il s’agit bien des conditions d’habitabilité sur Terre, pour l’ensemble du vivant, qui sont mises en péril par l’outrepassement des limites planétaires. Manteau et noyau terrestres s’en sortiront certainement,​ mais l’écorce terrestre elle-même est déjà bien amochée. De là jaillit l’importance de parler de monde vivant, dont nous humains faisons partie, ou de biosphère comme système interdépendant,​ symbiotique,​ plutôt que d’environnement ou de nature dans un clivage théorisé avec l’Homme et la culture. Pour resolidariser humains et biodiversité,​ il convient de les penser ensemble. Le système productiviste qu’induit le capitalisme ne fait d’ailleurs pas dans le détail : pour maximiser la rentabilité du capital investi, il épuise le vivant dans son ensemble sans distinction,​ que celui-ci se définisse par sa force de travail ou par son pouvoir d’approvisionnement. Le modèle de croissance économique par dégradation,​ en ce qu’il détruit l’ensemble du vivant, nous fournit un combat commun et nous oblige à penser son dépassement en incluant, dans nos ripostes, une analyse systémique et de nouvelles alliances terrestres : parce que la cause est commune, le combat ne peut être celui du genre humain contre le reste de la planète. Chico Mendes, syndicaliste seringueiro brésilien assassiné en 1988 sur ordre d’un riche propriétaire terrien, résumait ainsi le cheminement de sa pensée et de son action : « Au début je pensais que je me battais pour sauver les hévéas ; puis j’ai pensé que je me battais pour sauver la forêt amazonienne. Maintenant, je sais que je me bats pour l’humanité. » 
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-Qu’il s’agisse des hévéas de Mendes, des éléphants de Morel ou du « Nous sommes la nature qui se défend » des Zadistes, il y a une lutte commune à conduire, et un après partagé à inventer. Autant de schismes dans la pensée qui dessinent des horizons différents,​ d’autres manières d’envisager notre univers et le rôle que nous y tenons. ​ 
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-« Ils ne pouvaient donc imaginer à quel point la défense d’une marge humaine assez grande et généreuse pour contenir même les géants pachydermes pouvait être la seule cause digne d’une civilisation12. » 
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-Je suis frappée de voir à quel point, chez les marins, le bonheur de la navigation en solitaire va de pair avec l’amour du monde vivant et de ses paysages. Rentré à terre, Moitessier suivra la création en 1970 de l’association Les Amis de la Terre par son ami Alain Hervé, qui a lui-même navigué autour du monde pendant trois ans. Il s’engagera également dans la lutte contre les essais nucléaires français dans le Pacifique Sud et, en 1980, il publiera une lettre ouverte demandant aux maires de France de planter des arbres fruitiers le long des routes dans tous les villages : « des arbres fruitiers qui appartiendraient à nous tous, y compris les oiseaux et les abeilles » parce que « planter des arbres fruitiers c’est, à un niveau modeste, participer à la création du monde ». Tous les carnets de bord que j’ai parcourus se font l’écho de ces moments de communion, d’émerveillement face aux cycles naturels de la mer, au comportement de ses habitants, aux repères célestes qui guident et au sentiment de plénitude qui prend le petit bouchon flottant à se sentir faire partie d’un vaste géant. 
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-Cette esthétique de la conscience est difficile à appréhender lorsqu’on ne sort jamais des remparts de la ville, qu’on ne voit plus le ciel changer, quand les saisons ont disparu. J’ai vécu en ville toute ma vie et quand je suis partie vivre dans le Diois il y a dix ans, c’est avant tout le choc du retour à la beauté qui m’a percutée. Le fait de pouvoir poser son regard et se rincer l’âme dans la contemplation d’une montagne, de découvrir qu’il y a vraiment quatre saisons, une météo différenciée avec des écarts de plusieurs dizaines de degrés et des produits de saison qui font leur apparition. Redécouvrir l’impatience des feux de cheminée en été et celle des tomates en hiver. Marcher en forêt, planter des graines les ongles cafits de terre, se baigner dans une rivière. Éprouver par l’ensemble de ses sens ce que le cerveau intuitait par le raisonnement est l’ultime étape, cruciale, vers l’engagement sincère : c’est toute la différence entre le savoir et la connaissance. C’est enfin ce qui permet de ne pas s’égarer dans des critiques de la théorie sans fin, parce qu’enfin cet univers que nous risquons de perdre sort de l’intellect pour vous atterrir dans les mains, et qu’il faut bien alors chercher qu’en faire. 
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-La séparation du sauvage et l’effacement du beau dans les sociétés modernes bétonnées,​ dans les quartiers populaires ou en zones d’activités rurales, est un appel scélérat au renoncement : quand votre regard ne porte que sur du gris, du béton, des déchets et des zones vagues, qu’est-ce que cela vous donne à défendre ? À quel moment, dans une décharge à ciel ouvert, se dit-on qu’il ne faut pas balancer son mégot, sa paille, sa canette par la fenêtre ? Dans un parterre de détritus, un déchet de plus ne change pas grand-chose. Sur un sol herbeux, ou simplement propre, l’unicité du geste lui confère une plus ample part de responsabilité. Et j’ai beau me sentir un peu ridicule quand je mets mon mégot dans ma poche à Paris ou à Marseille, je le fais quand même : à défaut d’arrêter de fumer, ce geste contient sa petite part de décence et de tenue. Parce que jamais il ne me viendrait à l’idée de l’écraser sur un chemin de terre du Vercors. 
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-Il existe un lien organique entre l’exposition à la beauté et sa puissance d’émancipation et de dignité, comme le dépeint William Morris lorsqu’il dit vouloir « étendre le sens du mot art jusqu’à englober la configuration de tous les aspects extérieurs de notre vie », persuadé qu’« il n’existe rien de ce qui participe à notre environnement qui ne soit beau ou laid, qui ne nous ennoblisse ou nous avilisse ». C’est ce même lien qu’Élisée Reclus revendique lorsqu’il écrit que « là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent,​ les esprits s’appauvrissent,​ la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort ». Les revendications d’esthétique,​ que ce soit au niveau architectural,​ artistique ou culturel, ne sont pas des aspects périphériques de la politique. De même qu’on peut faire la révolution en talons, danser sous la pluie et se parer les lèvres de rouge pour assister à un procès, il ne s’agit de chasser ni le plaisir ni la volupté. Tout comme la sincérité écologique ne consiste pas à grelotter dans un pull qui gratte, la pureté idéologique ne se mesure pas aux privations. Porter un discours austère et maussade n’est pas toujours gage de sérieux. Oublier sa féminité ne sert pas forcément la cause féministe. Et amputer le discours politique de ce qui peut inspirer l’esprit est le meilleur moyen de se couper aussi de celles et ceux à qui on veut s’adresser. C’est pourquoi nous avons besoin de mêler davantage création artistique, souci environnemental et critique sociale. Parce que sans corps, sans regard, sans toucher et sans parfum, la politique est dépourvue de ce qui fait la plus belle part de l’humain, sa capacité à éprouver et à transcrire ce qui a été ressenti pour le partager. Dépourvue de ses sens, la politique n’est plus rien qu’un discours désincarné,​ lunaire et, à force, déserté. Au croisement de la dignité et de l’esthétique,​ et à rebours des théories de l’immatérialité de l’âme, il y a probablement là encore une nouvelle forme de spiritualité hédoniste à explorer. 
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-L’idée de gratuité a été étudiée en sciences sociales et économiques dans son acception de fourniture de biens et services sans contrepartie. Appliquée au militantisme,​ j’ai parfois vu cette absence de gratification s’apparenter à des pratiques sacrificielles. En revanche, dans la méthode, je croise peu de mouvements consacrés à leur propre dynamique, qu’elle soit de création ou de combat, sans être guidés par la recherche de retours ultérieurs variés, à commencer par l’impact et le succès. Dès lors, la probabilité de victoires futures s’amenuisant face à l’ampleur de l’effondrement moral et géophysique,​ le risque du découragement va grandissant. Il est rarement question de la beauté du geste. Or, cela peut sembler étrange à l’heure où le moindre repas, la moindre sortie, la moindre brève de comptoir doivent immédiatement être valorisés et partagés sur les réseaux sociaux, mais on peut aussi faire des choses simplement, de manière désintéressée,​ sans publicité, des choses qui trouvent leur valeur dans le seul fait d’exister. Ainsi Bernard Moitessier, lorsqu’il renonce à la victoire, ne le fait pas pour la gloire ou le coup d’éclat. Parmi ses appréhensions à rentrer figure d’ailleurs en bonne place le calvaire des premiers jours de renommée. Il est sans doute loin d’imaginer,​ au moment où il catapulte son message, que celui-ci va faire naître un tel engouement. Sa décision n’est pas un investissement calculé, destiné à véhiculer une image bankable de rebelle ou d’aventurier,​ mais simplement l’expression singulière d’un esprit libre qui s’explore,​ analyse la société et, partant, définit son propre rapport au monde de manière avisée. 
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-Loin d’étoiler la société, les exemples de gratuité du geste, de « faire sans dire » débarrassés de la quête d’approbation,​ de séduction ou de promesses d’avenir, sont peu fréquents. On les trouve rarement dans les lieux les plus en vue de la société, davantage du côté des nouveaux espaces de luttes collectives plus ou moins clandestines que sont certains squats, réseaux d’aide aux réfugiés ou ZAD, dont les membres fuient comme la peste la célébrité. Ils gagnent dans l’anonymat revendiqué autant de temps et d’énergie qui ne sont pas gaspillés à communiquer,​ chercher à se faire un nom ou à se hisser de quelques pourcentages aux prochaines élections. Des lucioles subsistent encore sous forme de mécanismes d’entraide désintéressée en survivance dans certains milieux paysans ou ouvriers, ou encore d’énergie du désespoir lorsque le futur est incertain voire condamné. 
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-Le fait d’abdiquer dès le départ toute chance de succès ne conduit d’ailleurs pas nécessairement à la stérilité. Le fait même de revendiquer ce no future des Sex Pistols à l’origine du mouvement punk n’a pas empêché ce dernier de produire une des plus puissantes contre-cultures du XXe siècle, ni Suicide de rester une référence musicale incontournable. Naturellement,​ si l’on doit examiner la pertinence du refus de parvenir, de la dignité du présent, du discours de vérité sur le climat ou du projet écosocialiste à l’aune de ce qu’ils peuvent rapporter en termes de voix, de notoriété,​ de puissance d’attraction,​ et plus largement au regard des critères de réussite actuels, mieux vaut les abandonner sans autre forme de procès. Mais comme l’écrit la philosophe Cynthia Fleury, « la vraie civilisation,​ celle de l’éthique,​ est sans consécration », et ces quelques années passées dans l’arène politique ont achevé de me convaincre qu’il vaut mieux parfois un joli succès d’estime qu’un engouement de masse qui relève presque toujours, à partir d’un certain seuil, du malentendu. 
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-À l’origine des travaux sur l’écosocialisme réside le constat que luttes sociales et environnementales ont trop longtemps souffert d’être scindées en deux camps – au mieux contigus, souvent adverses. Aujourd’hui encore, on s’entend fréquemment objecter que l’urgence sociale, par son caractère ardent et immédiat, devrait commander et prendre le pas sur les mobilisations en faveur de la biodiversité ou du climat. C’est perdre de vue que leurs causes intrinsèques étant les mêmes, ces combats sont liés. C’est surtout, dans certains milieux issus de la gauche ouvrière, le moyen de clore brutalement la discussion en usant d’un argument d’autorité. 
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-La hiérarchisation des peines du monde est une arme récurrente pour disqualifier des combats qui seraient pourtant à mener de front. Dans Les Racines du ciel, le gouverneur s’émeut ainsi des choix de Morel et s’indigne de son combat en ces termes : 
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-« Est-ce qu’il ne vous semble pas, cher Laurençot, qu’il existe à l’heure actuelle dans le monde des causes, des valeurs, des… mettons, des libertés, qui méritent, un peu plus que les éléphants,​ ce dévouement admirable dont notre ami et vous-mêmes paraissez déborder ? […]. Des hommes luttent et meurent en ce moment même, dans des camps de travail forcé et dans les prisons totalitaires… Quand ce n’est pas carrément le génocide. Il est encore permis de s’intéresser de préférence à eux. » 
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-Dans la vraie vie, on assisterait alors à la fin de l’échange,​ personne ne souhaitant paraître minorer l’ignominie. Nos petites lâchetés face à l’orthodoxie. Pas chez Romain Gary. 
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-« Je sais, Monsieur le gouverneur, dit Laurençot, doucement, presque tristement. Mais les éléphants font partie de ce combat-là. Les hommes meurent pour conserver une certaine beauté de la vie. Une certaine beauté naturelle… » 
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-Las, le gouverneur pas ébranlé du tout conclut, acerbe : « Vous devriez écrire des poèmes, Laurençot, je suis sûr que ça vous soulagerait. » 
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-Dénigrer la poésie en la renvoyant à une distraction de doux perché est un artifice régulièrement utilisé pour faire le tri entre ceux qui seraient responsables,​ sérieux, et les autres – ceux qui défendent les éléphants. On rencontre le même procédé assassin dès qu’on ose parler d’utopie ; il fut employé à l’encontre des revendications féministes en son temps, et il y a encore aujourd’hui quelques personnages que j’imagine parfaitement m’opposer un catégorique : « Je ne fais pas de la poésie moi madame. Ici, on fait de la politique. » Or loin de moi l’intention d’user à mon tour de reductio ad Hitlerum, mais ce n’est pas un hasard si l’amour de Morel pour les éléphants date de son internement dans un camp nazi. Lorsque Robert, un de ses compagnons de block, revient « assez rétréci, le nez plutôt aplati, quelques ongles manquants, la gueule couleur de pierre… mais sans trace de défaite dans les yeux » après un mois à l’isolement,​ dans une cellule d’un mètre dix sur un mètre cinquante, voici ce qu’il leur dit : 
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-« Quand vous n’en pouvez plus, faites comme moi : pensez à des troupeaux d’éléphants en liberté en train de courir à travers l’Afrique,​ des centaines et des centaines de bêtes magnifiques auxquelles rien ne résiste, pas un mur, pas un barbelé, qui foncent à travers les grands espaces ouverts et qui cassent tout sur leur passage, qui renversent tout, tant qu’ils sont vivants, rien ne peut les arrêter – la liberté, quoi ! » 
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-Il faut prendre garde à ne pas balayer trop rapidement la poésie, ni les éléphants. Romain Gary le dit, dans Le Sens de ma vie, la transcription de son tout dernier entretien : 
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-« Les éléphants étaient aussi pour moi les droits de l’homme : maladroits, gênants, encombrants,​ dont on ne savait trop que faire […]. J’en ai fait indirectement une valeur symbolique et allégorique des droits de l’homme. » 
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-Ces combats-là,​ au fond, sont les mêmes : ceux de la marge humaine. 
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-« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » écrivait René Char. À l’instar de Cassandre, qui reçut le don de prédire l’avenir mais fut ensuite condamnée à n’être jamais crue, il y a du malheur à se sentir aiguisée et, à défaut de prédire l’avenir, à alerter. On a bien souvent l’impression de ne récolter que des graviers. Bien sûr, contrairement à la tragédie grecque, de nos jours personne ne sait à coup sûr ce que sera l’avenir. Mais entre le doute salutaire et le déni suicidaire, je choisis sans hésitation le premier. 
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-Car l’hypothèse vaut d’être étudiée sérieusement. Tout porte hélas à croire que la tendance va se poursuivre : épuisement de matières premières, surchauffe générale de la planète, menaces sur les récoltes agricoles, xénophobie décomplexée,​ accroissement des aléas climatiques,​ multiplication des inégalités sociales, disparition d’espèces,​ colères sourdes liées au sentiment d’injustice,​ migrations forcées, violences armées et prévisible augmentation des conflits pour l’accès aux ressources. Ce panorama ne relève pas d’une situation conjoncturelle et temporaire à laquelle on pourrait aisément remédier. Il résulte en grande partie de mouvements de fond d’ordre géophysique,​ dont les causes et effets s’étalent sur des dizaines d’années et dont certains sont d’ores et déjà irréversibles et programmés. En outre, le risque d’effondrement est amplifié par des sources de vulnérabilité qui sont maintenant devenues intrinsèques au système, et ce, en quelques décennies : la dépendance aux énergies fossiles et l’ultraconnexion des sociétés. Nous nous trouvons face à un cocktail qui rend à la fois hautement probable et dangereux le risque de réactions en chaîne et de « grande panne ». 
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-Comment ferons-nous à court et à moyen terme si nous sommes confrontés à un arrêt brutal de l’ensemble des serveurs Internet, des systèmes de refroidissement des centrales nucléaires,​ des réseaux de distribution d’électricité ? Dans un système délocalisé où le ravitaillement,​ pour arriver jusqu’au consommateur,​ aligne les kilomètres moteur ? Un monde paralysé par l’absence de combustible,​ où les services d’urgence ne peuvent plus se déplacer, dans lequel plus rien n’est livré… Les stocks de réserve en carburant correspondent à onze jours de consommation moyenne en France. Un supermarché classique dispose d’environ trois jours de stock alimentaire. Et tout cela est piloté à distance par des circuits numériques. On voit dès lors apparaître plus clairement les risques d’enchaînement dévastateur. 
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-La vulnérabilité de notre civilisation est aujourd’hui aggravée par la mondialisation et le contrôle numérique, dans lequel robots et algorithmes prennent la main. Sa résilience est affaiblie par la perte de savoirs manuels et de connaissances du milieu naturel. La probabilité d’un effondrement systémique à l’échelle mondiale reste néanmoins difficile à mesurer. Mais le taux de certitude augmente au fur et à mesure des publications scientifiques,​ des défections politiques et des dixièmes de degrés. Enfin, dans toute analyse de risque, il est indispensable d’étudier non seulement la vulnérabilité et la probabilité que le risque survienne, mais aussi sa criticité. Les plus pessimistes évoquent une humanité réduite à un milliard d’individus,​ à l’instar de Hans Joachim Schellnhuber,​ fondateur du Potsdam Institute for Climate Impact Research débarqué pour délit d’alarmisme,​ qui estime que « la différence entre + 2 et + 4 °C c’est la civilisation humaine » et qu’une Terre à + 4 ou + 5 °C ne pourrait pas abriter plus d’un milliard de personnes. Inutile de développer davantage. Qu’il s’agisse du climat, de la biodiversité ou d’autres secteurs fêlés, nous faisons face aujourd’hui à un faisceau de valeurs à la fois de vulnérabilité,​ de probabilité et de criticité qui n’a jamais été aussi élevé dans l’histoire de l’humanité. 
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-Nul ne peut tenir pour certain que l’effondrement généralisé arrivera, nul ne peut affirmer comment ni quand. C’est en quelque sorte un nouveau pari de Pascal laïque que nous sommes appelés à faire : selon le philosophe, une personne rationnelle a tout intérêt à croire en Dieu, qu’il existe ou non : si Dieu n’existe pas, croyants comme mécréants ne perdent pas grand-chose. En revanche si Dieu existe, le croyant gagne un paradis… Appliqué à l’hypothèse de l’effondrement,​ le pari consiste non pas à croire mais à agir : que l’effondrement arrive ou non, nous avons tout à y gagner. Il ne s’agit pas de sauver la société moderne. Mais tout n’est pas non plus à jeter. Or ce qu’il y a à préserver dans notre civilisation est précisément ce qui doit être entrepris pour éviter le choc ou l’amortir,​ le rendre moins inégalitaire ou réduire la période de chaos après. Tout ce qui aura été mis en place pour questionner l’utilité sociale de nos productions et leurs processus de fabrication,​ pour relocaliser la production, notamment alimentaire,​ réduire nos émissions de gaz à effet de serre et développer l’autonomie énergétique,​ assainir l’eau et l’air, pour apprendre la sobriété dimensionnelle comme pour se réapproprier les savoir-faire « low tech » ou mieux répartir les ressources : tout cela aura contribué, grande panne ou non, à dessiner les contours d’un monde plus juste, plus harmonieux, et au final plus résistant aux secousses qui ont déjà commencé. 
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-Peut-être même aurons-nous d’agréables surprises ? Comme le rappelle Walter Benjamin, déclin ne signifie pas disparition. Et si les effets délétères d’un effondrement civilisationnel s’imaginent aisément, ne peut-on également à partir des enseignements de l’histoire et des exercices d’anticipation,​ imaginer que du bon puisse en jaillir, au moins un peu ? Si les catastrophes sont déjà là, multiples, affectant les êtres humains comme les écosystèmes,​ et balayant de fait l’accusation de catastrophisme,​ cela ne prédit néanmoins de manière certaine ni l’apocalypse,​ ni la fin du monde. Mais de manière plus sûre l’arrêt de ce monde, tel que nous le connaissons. 
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-Ça a commencé. Le bouleversement des saisons, déjà, modifie le rythme des récoltes et des vendanges. Les espèces qui le peuvent, animales, végétales,​ bactériennes,​ migrent soit en altitude, soit vers les latitudes plus élevées. Le niveau des mers monte et commence à recouvrir les littoraux. La neige se fait rare et les montagnes s’écroulent au rythme de la fonte du permafrost qui leur servait de ciment. Les canicules augmentent en fréquence et en intensité, en imprévisibilité également. Ce ne sont pas de bonnes nouvelles, assurément. Mais cela ne nous dit pas sur quoi débouchera la suite des événements. 
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-La perspective du chaos n’ouvre en moi ni complaisance cynique ni attrait romantique. Je ne suis pas de ceux qui se réjouissent de l’imminence d’une ère destructrice et violente qui remettrait en cause les fondements mêmes de l’organisation humaine qui nous y a précipités. 
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-Cela n’empêche pas d’essayer de se projeter. Certains collapsologues évoquent ainsi un grand déverrouillage qui permettrait à de jeunes pousses, jusqu’ici asphyxiées,​ de prospérer. D’autres y voient l’opportunité de remplacer ce monde qui ne nous plaît pas. L’incertitude est telle, la prospective si aléatoire, qu’il est également possible que certaines formes de résilience (ou de résurgence),​ de rebonds dans des directions nouvelles de la société comme de la biodiversité,​ nous échappent aujourd’hui. Ainsi, au XIIe siècle avant J.-C., une série d’épisodes sismiques et climatiques extrêmes, de révoltes et d’invasions,​ provoqua la fin de l’Âge de bronze et l’effondrement d’une multitude de sociétés florissantes en Méditerranée. L’interdépendance de ces sociétés, via le commerce maritime notamment, provoqua un effet de contagion qui se conclut dans un chaos généralisé. Y succédèrent les siècles obscurs, mais aussi la formation de communautés isolées, puis de micro-États,​ et enfin l’arrivée de l’Âge de fer, qui mena l’humanité au début de l’écriture – une de ses plus belles inventions. 
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-Je n’en tire pas de conclusion. Nous ne savons pas à quoi conduira la tendance actuelle, ni si l’effondrement ultime, qui semble aujourd’hui enclenché, peut encore être évité. Peut-être le sera-t-il, peut-être aboutira-t-il à du mieux. Comment savoir ? 
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-Ce qui est en revanche certain, c’est que les bouleversements actuels ne se passent pas dans les rires et la joie. Il y aura des morts et des blessés, il y en a déjà. Ainsi, une des menaces les plus sérieuses et les plus avérées réside aujourd’hui dans l’impact des sécheresses sur les récoltes et le risque de famines à venir. En Syrie, celle de 2006-2010 est aujourd’hui considérée comme ayant été un facteur de déstabilisation et d’aggravation des conflits. L’économie de certains pays du Sud, largement basée sur l’exportation de produits agricoles, est aujourd’hui menacée. L’Europe du Nord elle-même voit ses récoltes décimées par la canicule. Selon la Banque mondiale, 100 millions de personnes, en majorité paysans et pêcheurs artisans, vont être précipitées dans la pauvreté à cause du changement climatique dans les quinze ans qui viennent. 
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-Ma conviction est également que ce n’est pas au plus fort de l’urgence,​ dans un contexte de pénurie et de violence, que l’on organise des réseaux d’entraide,​ qu’on conceptualise un horizon de société, qu’on trouve un sursaut de dignité et qu’on se fixe des principes politiques. La solidité de l’organisation collective et des réseaux de solidarité dépendra de la fiabilité des ressources appelées à remplacer l’industrie agroalimentaire et pétrolière,​ et celles-ci ne s’inventeront pas quand il s’agira de survivre. C’est aujourd’hui que l’après se construit. 
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-L’hypothèse de l’effondrement vient non pas frapper la lutte d’inanité,​ ni la repousser à un avenir lointain, mais au contraire nous intimer, de manière plus pressante que jamais, de développer dès aujourd’hui les conditions d’élasticité de notre société. Il nous faut pour cela concilier souplesse, pour l’adaptabilité,​ et robustesse, pour résister aux chocs. Aménité et radicalité. Et selon l’ampleur que prendra l’effondrement,​ qu’il poursuive le cours déjà entamé, s’accélère brutalement ou progresse insidieusement,​ qu’il approfondisse les clivages sociaux existants ou en crée de nouveaux, et même qu’il arrive ou non, nous aurons lancé les bases d’un nouveau rapport au monde, d’une organisation collective et d’une cosmologie embellies, susceptibles de métamorphoser la société. 
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-SOURCES D’INSPIRATION 
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-« L’abécédaire d’Emma Goldman », Ballast, 2018, citant la postface à My Disillusionment in Russia, Doubleday, Emma Goldman, Page & Co, 1923. 
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-BERNARD Émilien, « Des lueurs, des malgré tout », publié dans Article 11, 16 novembre 2015, https://​bit.ly/​2RYDLxG. 
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-BERNARD Jean-Baptiste,​ « Chemins de traverse : ne pas revenir… », dossier « Refus de parvenir », CQFD n° 142, avril 2016, https://​bit.ly/​2FwFSCN. 
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-CHRISTIN Rodolphe, Le Désert des ambitions avec Albert Cossery, L’Échappée,​ 2017. 
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-CLOT Christian, Au cœur des extrêmes, Robert Laffont, 2018. 
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-PIGNOCCHI Alessandro, Anent. Nouvelles des Indiens jivaros, Steinkis, 2016. 
- 
-Court-métrage Drôme 2175 : https://​bit.ly/​2RAM4Ag 
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-MERCI À 
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-Max et Nicolas, le premier pour m’avoir fait confiance et mise en relation avec le second, le second pour m’avoir dit le premier que j’étais écrivaine. 
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-Mon père, exigeant juste ce qu’il faut pour me secouer sans m’accabler,​ grand pourvoyeur de science-fiction et auteur du magnifique roman d’anticipation Un monde tout à elles (Edilivre, 2011), pour m’avoir donné le goût de la lecture, des mots et des idées. La plus belle arme qui sera jamais. 
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-Nath, pour avoir pris le temps non seulement de me relire attentivement,​ mais aussi de me conter avec finesse et amitié tout ce qu’elle avait trouvé de confus ou de percutant dans la première version du manuscrit. 
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-Franck, qui avec son choix épatant de tout larguer pour s’acheter un voilier m’a remise à l’ouvrage sur Moitessier. 
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-Didier, pour son élégant « faire sans dire » qui me poursuit depuis des années. 
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-Bizi, pour le « cesser de nuire » glané dans le manifeste Burujabe. 
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-Les auteurs et mouvements cités dans ce livre, naturellement,​ mais aussi mes camarades, compagnons de route, hôtes et partenaires de débats et de conversations,​ publics ou épistolaires,​ pour leurs apports sur la philosophie,​ l’effondrement,​ l’anthropocène,​ la résistance,​ leurs acteurs, auteurs et courants de pensée. 
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-d, pour toutes ces choses. 
- 
-1 Sauf précision contraire, toutes les citations sont de Bernard Moitessier et extraites de La Longue Route. 
- 
-2 Créé en 1968, le Club de Rome réunit des scientifiques,​ économistes,​ fonctionnaires et industriels de 52 pays. Il publie en 1972 son premier rapport, « The limits of growth » (« Les limites à la croissance »), devenu célèbre sous le nom de « Rapport Meadows ». 
- 
-3 Phrase de l’activiste australien John Seed, reprise sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. 
- 
-4 Les « traînards » sont des cordages utilisés par gros temps : déployés de l’arrière du voilier, ils permettent d’en diminuer la vitesse et de ne pas être entraîné dans le creux de la vague précédente. 
- 
-5 HÉRITIER Françoise, « La révolution est en marche. Irréversiblement », Acteurs de l’économie – La Tribune, 2013. 
- 
-6 BONTEMPS Charles Auguste, L’Anarchisme et le réel, Les cahiers francs, 1963. 
- 
-7 DAGERMAN Stig, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Actes Sud, 1993 [1952]. 
- 
-8 GOLDMAN Emma, postface à My Desillusionment in Russia, Doubleday, Page & Co, 1923. Voir aussi « L’abécédaire d’Emma Goldman », revue-ballast.fr. 
- 
-9 PASOLINI Pier Paolo, lettre à Franco Farolfi, Bologne (1941) in Correspondance générale, 1940-1975, Gallimard, 1991, p. 37. 
- 
-10 PASOLINI Pier Paolo, « Le vide du pouvoir en Italie » (dit « Article des lucioles »), Corriere della Sera, 1975. 
- 
-11 ARAGON Louis, « La rose et le réséda », 1943. 
- 
-12 GARY Romain, Les Racines du ciel, Gallimard, 1956. 
- 
-Corinne MOREL DARLEUX 
-Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce 
-  
-Édition préparée par 
-Charlotte DUGRAND, 
-Bruno BARTKOWIAK, 
-Lena KERVEILLANT 
-et Nicolas NORRITO 
-  
-Graphisme et maquette 
-www.brunobartkowiak.com 
-  
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-12, rue Marcelin-Berthelot 
-93100 Montreuil 
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-Indicatif éditeur : 978-2-9528292 
- 
-Diffusion-distribution : 
-Harmonia Mundi 
- 
-ISBN numérique : 
-9782377290963 
  
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